Existenz
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*****CETTE CRITIQUE CONTIENT DES SPOILERS*****
Une nuit, la société Antenna Research organise dans une petite église de campagne une séance test du jeu "eXistenZ", séance conviviale mais placée sous haute sécurité. Douze personnes sont invitées à se brancher par ombilicâble sur le gamepod de la créatrice elle-même, Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh). Les gamepods sont des manettes en matière semi-organique branchées sur le bioport des joueurs, un orifice creusé au bas de leur colonne vertébrale. Cette liaison permet une transmission directe des caractéristiques du jeu dans les centre nerveux, qui eux même alimentent le système "eXistenZ".
Toutefois, la partie vient à peine d'être lancée qu'un jeune membre de l'assistance sort une arme étrange de son sac et tire sur Allegra Geller, qu'il qualifie de "démone", avant de tuer l'organisateur de la séance et d'être abattu à son tour… Ted Pikul (Jude Law), employé au marketing, est alors chargé d'assurer la sécurité d'Allegra Geller…
Il est difficile de rendre compte d' "eXistenZ" sans révéler d'emblée son twist final, qui n'est pas si surprenant que cela mais a laissé nombre de spectateurs sur une mauvaise impression : décors désincarnés, personnages dessinés avec un relief accusé, retournements successifs et superficiels, on a qualifié ces caractéristiques de "défauts" du film, alors qu'ils sont précisément ce que Cronenberg voulait qu'ils soient. De fait, "eXistenZ" est beaucoup plus intéressant quand on sait pourquoi il est réalisé de cette façon, en parfait accord avec le sujet du film : la réalité virtuelle, paradoxe s'il en est, que le maître canadien a traité d'une manière bien plus fine et plus trouble que les frères Wachowski avec leur "Matrix", sorti la même année.
Cronenberg ne vient pas nous divertir avec une fable anti-mondialiste où le virtuel s'opposerait fort heureusement au réel, laissant une chance à ce dernier de vaincre le vilain complot des machines. Il impose un monde où réel et virtuel ne se distinguent plus (la fin laissant planer un ambiguïté qui n'en est pas vraiment une) et dont la sortie est illusoire, cherchant à en décrypter la signification tant au niveau organique que spirituel, thèmes qui sont chez lui des obsessions constantes. "eXistenZ" reprend ainsi de nombreux éléments de "Vidéodrome", mais s'inscrit aussi dans la lignée de "Crash", tous deux anatomies d'une déviance : ici, celle de la fascination propre aux jeux vidéo, dont on connaît les phénomènes d'emprise et de dépendance qu'ils engendrent chez ses utilisateurs.
Le sujet est mis en image à travers une histoire à la fois très simple (voire simpliste) et, si on y regarde bien, extrêmement complexe. On peut la lire comme une aventure de science-fiction cyberpunk (une créatrice de jeu vidéo traquée par la concurrence ou par des opposants aux mondes virtuels), le tout mâtiné d'étrange et de gore. Mais il y a de fortes chances pour que cette lecture au premier degré s'avère décevante, et les spectateurs qui s'y limiteront ne pourront finalement s'en prendre qu'à eux-mêmes. Car les aventures et les bizarreries que recèle "eXistenz", en vérité, ne sont pas destinées à être prises à la lettre. La mise en scène de Cronenberg, là-dessus, est très claire : des décors (église, motel…) léchés et bien définis, mais privés de vie. Plongées et contre-plongées insistant sur la valeur symbolique des personnages. Fragmentation des plans où les personnages sont surcadrés ou au contraire viennent se détacher comme sur un fond d'écran… Dès le début, nous sommes dans un jeu vidéo. Et si les transitions, les dialogues se font avec un naturel exagéré par rapport à la situation, c'est pour la même raison.
La longue séquence où Allegra Geller et Ted Pikul s'immergent dans le monde du gamepod est donc en réalité une mise en abîme, un jeu dans le jeu. Moins bien conçu (personnages hésitants, répétition de phrases, bref, interaction défaillante), plus crade (avec la fameuse Trout Farm où les pods sont fabriqués à partir d'organes de reptiles et de batraciens, et la scène du restaurant), il reprend d'une façon encore plus déroutante la lutte entre les concepteurs de jeu et les "réalistes"… Car qu'est-ce que la réalité, si ses partisans doivent la défendre de l'intérieur même d'un jeu ? Par la suite, on perçoit très bien que la distinction du réel et du virtuel est devenue indécidable, et que les prétendus défenseurs du réel sont eux-mêmes des clichés (le militaire, par exemple) se comportant comme tels (l'exécution finale est du même acabit que l'exécution du serveur chinois). "eXistenZ" ou "transCendenZ", l'affrontement est intériorisé et est son propre sujet : impossible d'en sortir, sinon en endossant hypocritement un rôle de pseudo-purificateur. Mine de rien, Cronenberg est infiniment plus incorrect que les frères Wachowski…
On sait que le "isten" coincé entre le "X" et le "Z" signifie "Dieu" en hongrois. "eXistenz" est dès le départ affilié à une dimension religieuse : la séance de test se déroule dans une petite église, Allegra Geller est tour à tour qualifiée de "grande prêtresse" (devant laquelle se prosternera Gas) et de "démone", le nombre des participants au jeu est de douze, comme les apôtres entourant le Christ (et Cronenberg ne se prive pas de cadrer le groupe tel une nouvelle version de la Cène), et le complot dirigé contre Allegra Geller sera comparé à une "fatwa" par Kiri Vinokur (Ian Holm). On s'explique par là d'autant mieux le mélange de convivialité doucereuse et de cérémonie de la première séquence, qui ressemble par bien des points à une messe. Mais ce sont aussi les luttes représentées dans le film qui prennent une autre dimension, la concurrence n'étant pas tellement entre les compagnies conceptrices de jeu qu'entre deux Créations : celle d'Allegra Geller (ou Yevgeny Nourish) et celle de Dieu, la réalité virtuelle s'avérant plus excitante que celle du "niveau le plus sordide de la réalité" (Gas (Willem Dafoe) à propos de son métier de pompiste et mécano).
De cette dimension religieuse découle tout naturellement la thématique organique chère à David Cronenberg. Car si nouvelle Création il y a, ce n'est pas sans modifier considérablement le modèle de la filiation, de l'érotisme qui lui est lié, et de l'appréhension générale du corps. La crainte de Pikul face à la pose du bioport, la haine des réalistes, montrent l'hystérie que de telles modifications peuvent provoquer, Cronenberg se gardant bien de prendre parti pour les uns ou les autres. Le gamepod est donc conçu à partir d'ADN modifié ou d'organes amphibiens (selon la version du jeu) et est considéré par Allegra Geller comme son bébé (perversion génétique)… un bébé qui peut tomber malade, trembler, couiner, mais qui procure par ailleurs à sa créatrice et à tout joueur potentiel la sensation d'un monde autonome, simplement en se branchant par cordon ombilical sur le bioport (installé sous péridurale) qui figure un nouveau nombril érotisé (il peut être "excité", "impatient", etc...). Le minipod, lui, sera considéré comme génial, sans doute parce que le cordon n'aura même plus besoin d'apparaître, achevant de nier le circuit naturel de la transmission après l'avoir inversé… L'échange entre le créateur (concepteur de jeu) et la création (le gamepod, l'enfant) est devenu fusionnel, brouillant les repères établis et contribuant à l'étrangeté d' "eXistenZ".
On en arrive donc à la dernière caractéristique du cinéma de Cronenberg, qui elle aussi est génératrice d'un décalage puissant : la mentalisation. Cela ne signifie pas qu' "eXistenz" est "prise de tête", mais que chez ses personnages l'emprise du cérébral est la clef des maux et des merveilles qui leur arrivent. De fait, même lorsqu'il est très stupide, on ne peut pas faire plus cérébral qu'un jeu vidéo : tout est centralisé dans les centres nerveux. Faire l'amour ne sert qu'à recharger la séquence suivante, charcuter des corps répond à une logique supérieure qui s'inscrit dans une énigme à résoudre (il faut jouer à "eXistenz" pour savoir pourquoi on y joue), de même que dévorer un plat immonde ou tuer un serveur avec… un pistolet à dents ! Pure "pulsion de jeu"… Là aussi, les repères de la réalité se brouillent, provoquant chez les joueurs un surcroît d'attention, une distanciation d'avec leurs actes qui ne les empêche pas de les commettre, une sensation de danger total (les fantaisies d'un cerveau pur sont pires encore, semble-t-il, que celles des hommes de chair et de sang) et un certain malaise chez le spectateur (les joyeuses exécutions précédant la fin). "eXistenZ" était déroutant... mais "TransCendenZ" l'est encore plus !
Voilà donc un film captivant, bizarre et d'une grande richesse, qui pourra donner l'envie d'aller refaire un petit tour dans l'œuvre d'un cinéaste qui, malgré ses succès, reste mal connu, trop intellectuel pour les uns, et pas assez pour les autres…