Orphée
Orphée
Orphée est un poète dont l’obsession pour la Mort, incarnée par la Princesse, le conduit à une passion destructive. Après que sa femme Eurydice soit tuée par la Princesse jalouse, Orphée descend dans le monde souterrain pour tenter de la ramener à la vie...
L'AVIS :
Jean Cocteau, né en 1889 à Maisons-Laffitte, est une figure emblématique du XXe siècle, reconnu pour son travail en tant que poète, cinéaste, dessinateur, graphiste et dramaturge. Sa créativité et son influence ont marqué son époque. Cocteau, souvent considéré comme un imprésario et un lanceur de mode, est resté fidèle à sa vision artistique : pour lui, tout travail est poétique. Décédé en 1963 à Milly-la-Forêt, il a laissé un héritage durable avec des œuvres telles que Orphée (1950), une adaptation singulière du mythe grec qu’il prolongera dix ans plus tard avec Le Testament d’Orphée en 1960.
Le mythe d’Orphée, selon la mythologie grecque, raconte l’histoire d’un poète qui descend aux enfers pour récupérer sa femme Eurydice. Hadès, touché par la musique de sa lyre, lui accorde la possibilité de ramener Eurydice à la surface, à condition de ne jamais se retourner pour la regarder. Orphée, incapable de résister à la tentation, se retourne et perd Eurydice à jamais.
Cocteau adapte ce mythe classique de manière originale dans Orphée (1950), en prenant plusieurs libertés avec l’histoire traditionnelle. Dans le film, Orphée, interprété par Jean Marais, est un poète narcissique, en proie à ses propres contradictions. Ses fréquentes colères et remarques parfois misogynes envers Eurydice mettent en doute la profondeur de son amour pour elle. Cocteau détourne la règle mythique de ne pas regarder Eurydice en une scène de vaudeville, où Eurydice se cache sous une table pour éviter d’être vue.
À travers cette adaptation, Cocteau questionne sa propre identité artistique ainsi que son rapport à son époque. Dans une France où les instincts primitifs de la foule sont dissimulés derrière des apparences respectables, Orphée, malgré sa célébrité en tant que « gloire nationale », demeure un poète en quête de vérité au-delà des conventions établies. Son amour pour Eurydice est alors perçu comme un obstacle à son émancipation, et il exprime un mépris apparent à son égard. La Mort, déguisée en une princesse énigmatique, ajoute une dimension supplémentaire au drame en développant une passion pour Orphée. Parallèlement, Heurtebise, un fantôme devenu serviteur de la Mort, tombe amoureux d’Eurydice, introduisant des complications qui défient les règles rigides de l’au-delà.
Cocteau choisit de situer l’intrigue dans un cadre intemporel, évitant les références à la Grèce antique. Le film se déroule dans une époque et des lieux indéfinis, avec des costumes et décors contemporains, permettant au spectateur de réactualiser l’histoire. Cette approche reflète la manière dont Cocteau utilise le cinéma pour revitaliser la poésie, en faisant passer le mythe d’Orphée à travers le prisme du XXe siècle.
Le film est également un hommage à la poésie elle-même. Cocteau explore les thèmes de la solitude, du rejet et du conflit interne du poète, mettant en lumière la passion et la quête de sens qui caractérisent cet art. Orphée est représenté comme une âme tourmentée, dont le voyage à travers les ténèbres est autant une exploration du monde des morts qu’une introspection personnelle. La Mort, incarnée par la Princesse, devient un objet de fascination et de désir pour Orphée, et sa victoire sur la mort permet au poète de retrouver sa force créatrice et sa passion.
Dans Orphée, Cocteau utilise des symboles puissants pour examiner des thèmes tels que la beauté, la mort et l’immortalité tout en offrant une réflexion sur la condition humaine et l’art. Les miroirs jouent un rôle central, agissant comme des portails entre le monde des vivants et des morts, symbolisant la réflexion intérieure et la confrontation avec la vérité de soi. En transformant les miroirs en passages vers l’au-delà, Cocteau suggère que la mort est une forme ultime de réflexion sur soi-même, révélant le désir narcissique d’Orphée et sa quête pour comprendre sa propre mortalité. La Mort, incarnée par la Princesse, est une figure fascinante et menaçante qui incarne à la fois l’attrait et l’obstacle pour Orphée. Elle représente la beauté inaccessible et le mystère, tout en étant la source de ses tourments, illustrant la complexité des relations entre la vie, l’art et la mort. Les éléments fantastiques du film, tels que les fantômes et les effets visuels innovants comme les transparences et les négatifs, soulignent la frontière floue entre la réalité et l’imaginaire, et montrent comment l’art peut transcender les limites de la réalité pour explorer des aspects invisibles de l’existence. Le voyage d’Orphée aux enfers devient ainsi une métaphore de l’exploration intérieure de l’artiste, confronté à ses propres peurs et désirs, et reflète la lutte entre la recherche de sens et l’acceptation de la mortalité.
Enfin, en situant l’intrigue dans un cadre intemporel avec des décors modernes, Cocteau permet à l’histoire de transcender le contexte antique du mythe grec, soulignant que les questions fondamentales sur la vie, la mort et la beauté restent pertinentes à travers les âges. Orphée devient ainsi une méditation poétique sur l’immortalité et une critique subtile des conventions artistiques et sociales de son époque.
Dans Le Testament d’Orphée (1960), Cocteau continue d’explorer ces thèmes, utilisant le cinéma comme un outil pour exprimer des fantasmes et des réalités poétiques. Il considère le cinéma comme un moyen de donner vie aux rêves collectifs et d’explorer les mystères de l’immortalité. Orphée est ainsi le reflet de la fascination de Cocteau pour la mort et l’immortalité, tout en offrant une critique subtile de son époque et des conventions artistiques.
Le film, bien que parfois considéré comme désuet dans ses effets visuels, demeure une œuvre poétique et fantastique. Cocteau, avec son style distinctif, parvient à créer une atmosphère envoûtante, remplie de métaphores et de symboles. Le monde des morts, filmé avec des techniques innovantes comme les transparences et les effets de négatif, est une réalisation visuelle impressionnante qui, bien que loin du sublime de La Belle et la Bête (1946), témoigne du génie créatif de Cocteau.
Ainsi, Orphée est non seulement une réinterprétation du mythe antique, mais aussi une déclaration d’amour à la poésie et à l’art du cinéma, offrant une réflexion profonde sur la condition humaine et l’immortalité.