Blood island
Kim-bok-nam sal-in-sa-eui jeon-mal / bedevilled
La trentaine resplendissante, Hae-won vit pourtant assez mal sa vie de célibataire à Séoul : témoin d'un meurtre crapuleux et renvoyée temporairement de son travail suite à une altercation, elle part se réfugier sur la petite île où elle a passé ses tendres années. Sous un soleil écrasant, pas moins de neuf habitants se profilent, en grande partie rebutés par l'arrivée de cette créature issue d'un temps qu'ils ne connaissent pas : seule Bok-nam semble gagnée par la joie de vivre en retrouvant sa grande amie d'enfance. Celle-ci élève sa fille dans un climat particulièrement lourd, servant de bouc-émissaire aux rares hommes et aux commères du village.
Là ou le cinéma sud-coréen de ces dernières années semble s'être fait une spécialité dans le thriller sordide et ambigu, Bedevilled nous envoie loin, très loin, sur un petit ile évoquant une toute autre imagerie : ancien assistant de Kim Di-Duk, Jang Cheol-soo évoque des œuvres aussi épurées qu'inquiétantes telles que "L'île nue", "The housemaid" ou "L'île", et de manière plus étonnante le fameux "Silip, Daughters of Eve", drame philippin à forte teneur sexuelle où le destin de deux femmes dans un village isolé s'achevait dans la destruction la plus totale.
On s'étonne à peine de retrouver les excès grand-guignolesques et la sècheresse qui faisait le prix du cinéma de Kim Di-Duk, qui y conférait une brutalité inédite à ses œuvres : bien que violent, Bedevilled s'impose plus en drame tragique qu'en film d'horreur, notion qui aura échappé sans doute au jury du palmarès du Festival de Gérardmer. Trêve de chipotage, car le choc lui, a largement matière à récompense.
A n'en pas douter, l'héroïne de Bedevilled, ce n'est pas foncièrement celle que l'on croît : Hae-Won voit sa silhouette disparaître dès ses premiers pas sur l'île au profit de celle de Bok-Nam, jeune femme un brin simple d'esprit à la candeur bouleversante. Une candeur qui lui fait également défaut, puisque piétinée sans remords par les quelques habitants de l'île, de son mari lubrique la trompant ouvertement à la chef du village, vieille peau autoritaire et monolithique. Voilà des années que Bok-Nam tente de s'extirper de cet enfer caniculaire, guettant l'ombre du bateau allant et venant entre l'île et Séoul, qui fait office d'Eldorado rêvé.
Femme moderne par excellence, Hae-Won hérite également des défauts de cette modernité aseptisée qu'elle subit comme une épée de Damoclès : dans une société machiste et menaçante, celle-ci a eu tendance à cultiver l'indifférence et la fuite, et sent le malaise poindre auprès de Bok-Nam et des habitants de l'île, elle la sylphide diaphane aux milieux des faces bronzées. Bien que se raccrochant à sa fille, dont elle souhaite préserver l'avenir, Bok-Nam a préféré transfigurer son amie de toujours en sauveuse ; hélas pour elle. Mais depuis leur enfance, les attentes et les rapprochements incertains se sont changés en amour sans retour (à moins que...).
Facile mais efficace, le symbole clef du film réside dans cette flute avec laquelle jouait Hae-Won petite, se faisant la gardienne évocatrice du lien entre les jeunes femmes, entre le monde moderne et le monde archaïque et peut-être même, des deux Corée entières.
Captant la tragédie, Jang Cheol-soo fait valser toute notion de manichéisme pour se livrer à un chemin de croix fiévreux (et peut-être un peu trop long), dans une nature sèche et harassante, à travers des visages grimaçants et des coïts sauvages. Mais il faut attendre la toute dernière partie, monument de folie meurtrière faisant basculer le drame corsé (la maltraitance féminine et la pédophilie y sont abordées sans détour) en slasher gore impromptu et indéniablement libérateur. L'effet "cocotte minute" y est pour beaucoup.
Une montée en puissance servant un spectacle laissant les yeux écarquillés, d'un léchage de lame dont on se souviendra longtemps aux mutilations dantesques, seules expressions d'une âme usée et brisée à jamais. Les serpes ont beau fendre les gorges, c'est le cœur qu'elles touchent au final, jusque dans les dernières images, d'une beauté saisissante et d'un désespoir infini.
* BLOOD ISLAND a remporté le Grand Prix du festival de Gérardmer 2011