Mengin Aurélia

Interview Aurélia Mengin

INTERVIEW AURELIA MENGIN

 

Chapitre I : Les présentations

Comédienne, réalisatrice et productrice réunionnaise, Aurélia Mengin est également la créatrice du festival international du film fantastique Même Pas Peur qui se déroule chaque année sur lIle de la Réunion.

*Salut Aurélia ! Contents de taccueillir le temps dune interview sur horreur.com ! Alors pour celles et ceux ne te connaissant pas très bien, peux-tu te présenter rapidement à nos internautes ?

Bonjour l’équipe ! Je suis une auteure réalisatrice comédienne Réunionnaise et je produis mes films quand je ne trouve pas de producteur. J’ai fondé et je dirige le Festival MEME PAS PEUR, le Festival International du Film Fantastique de la Réunion, dont nous préparons la 12ème édition qui se tiendra en février 2022. Je suis aussi artiste, je réalise des séries de photos et les affiches du festival MEME PAS PEUR.

*LArt, tu es tombée dans la marmite quand tu étais petite si lon peut dire. Tu es en effet la fille de Vincent et Roselyne Mengin-Lecreulx qui sont les fondateurs et les directeurs du Lieu dArt Contemporain à la Ravine-des-Cabris (lieu-dit constituant un quartier de la ville de Saint-Pierre et comptant tout de même environ 12000 habitants). Cette enfance baignée dans les Arts et notamment le surréalisme a-t-elle eu des répercussions sur ta carrière de cinéaste ? As-tu puisé dans ces connaissances permises par tes parents pour te créer ton propre univers (car il y a une vraie patte « Aurélia Mengin » dans tes œuvres filmiques) ?

J’ai eu une enfance vraiment incroyable et tellement captivante grâce à mes parents, tous deux ont voué leur vie à la création et à l’art contemporain. Il n’y avait de la place pour rien d’autre. Mes parents vivent une passion amoureuse depuis plus de 40 ans et chaque fragment de leur amour leur a donné la force nécessaire pour bâtir ensemble le merveilleux Palais aux 7 Portes, un musée unique au Monde aussi appelé Lieu d’Art Contemporain de la Réunion. Mon père Vincent Mengin-Lecreulx est un artiste emblématique de l’art total. Je parle d’art total, car il s’exprime à travers plusieurs disciplines : il a entièrement conçu l’architecture et la construction du Lieu d’art contemporain de la Réunion, il est peintre, sculpteur, réalisateur, lithographe. Il ne met aucune frontière entre les disciplines artistiques. 

-LE SITE INTERNET : LE PALAIS AUX 7 PORTES

Mes parents m’ont transmis le bien le plus précieux qui est la dévotion à l’art, de leur exemple je tire la détermination pour me battre pour réaliser mes films et surmonter les difficultés qui surgissent de toute part.

Mon frangin Pablo est compositeur. Lui et moi avons grandi entourés d’artistes et de leurs œuvres. Nous passions nos journées à traîner dans les ateliers,  captivés par les artistes en résidence chez nos parents. Au lieu de nous coucher tôt comme nos camarades de classes, nos soirées se prolongeaient tard, nous refusions d’aller au lit, trop excités par les discussions passionnées des artistes et de nos parents. Chaque dîner était une véritable immersion dans la création autour d’un sujet récurrent, la création et les œuvres.

Mes parents ont accueilli en résidence et exposé un grand nombre d’artistes internationaux. Beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui reconnus sur la scène internationale : Errò, Velicokvick, Hervé Di Rosa, Sabine Weiss, Eric Dietman, Hugh Weiss, Nils Udo, Mark Brüsse...

J’ai tant de souvenirs, tant d’images qui ont tatoué mon cerveau et ma peau. Forcément on retrouve un peu de chacun d’entre eux dans l’ADN de mes films. Je ne saurais dire précisément lesquels m’ont le plus imprégnée car, quand on est enfant, vivre au quotidien avec des personnalités aussi fortes ça laisse des empreintes à vie et ça forge aussi une certaine façon d’appréhender le monde.

Je ne savais pas que j’allais un jour moi aussi être réalisatrice et que j’aurais moi aussi le besoin viscéral de me raconter et de me mettre à nue. On dit souvent que mes films ne sont pas faciles, qu’ils sont abstraits, qu’ils  sont symboliques et donnent une place trop importante à l’esthétisme. Forcément, étant née au milieu de la peinture et de l’art contemporain il est clairement impossible pour moi de réaliser un film sans concevoir un travail et une recherche esthétique colossale tant au niveau de la lumière, des couleurs, des costumes, du make up. J’appréhende le cinéma comme une sublime toile gigantesque, profondément chatoyante, vibrante, vivante et déstabilisante. Je ne pourrais jamais faire du cinéma du réel, car je n’ai jamais véritablement vécu dans le monde réel, dont je me sens étrangère. Je fuis l’ennui,  la fadeur et la monotonie du quotidien.

*Et pourtant, quand on explore ton passé, on apprend que tu as fait des études supérieures en économie et mathématiques à la Sorbonne avant de te tourner vers le métier de comédienne puis de cinéaste.

Pourquoi ce virage radical ? Quel a été le déclic tayant propulsé dans le Monde du cinéma ?

Comme je le disais plus tôt, je n’ai jamais eu envie d’être artiste ou cinéaste, car ayant vu mes parents devoir se battre avec tant de force pour leur survie. J’ai toujours adoré apprendre, j’étais une vraie passionnée des études, j’ai grandi avec l’ambition de faire de grandes études, pour avoir un travail intéressant et une stabilité financière. Après l’obtention avec mention de mon Bac Économie option Mathématiques, j’ai été sélectionné pour obtenir une bourse de mérite pour préparer le concours de l’ENA. J’ai fait une Maîtrise de Sciences Économiques à l’Université de la Réunion, (que j’ai obtenue avec mention) puis j’ai passé le concours de l’ENA, que je n’ai pas eu, et j’ai donc fait un DEA de Micro Econométries et Mathématiques à La Sorbonne. J’avais en tête à l’époque de poursuivre sur une thèse, mais la vie en a décidé autrement...

Un soir au cœur de l’hiver, alors que je quittais frigorifiée La Sorbonne pour rentrer dans mon appartement en banlieue où je vivais en colocation avec mon frère Pablo, je me souviens d’avoir été envahie par une peine immense et un grand vide intérieur. Je suis d’un naturel hyper actif et toujours positive. Du coup ce spleen s’est répandu à l’intérieur de moi comme du poison dans mes veines. En arrivant chez moi, j’ai fondu en larmes, car pour la première fois de ma vie j’avais le sentiment que la route que je suivais n’était pas la bonne. Mon frère et moi avons passé la nuit à en parler et, au lever du soleil, j’ai décidé d’arrêter mes études. J’ai appelé mes parents à La Réunion, j’étais en larmes, ma mère ne comprenait pas ce qui m’arrivait et mon père a eu cette phrase si évidente et pourtant magique qui m’a beaucoup aidé : « Si tu t’es trompée d’autoroute, prends la première sortie »

*Tu multiplies les casquettes (scénariste, réalisatrice, productrice…) dans le Monde du cinéma et, malgré tes compétences indéniables et cette notoriété dans le milieu, tu gardes la tête sur les épaules (petite équipe, tournage à la Réunion ou en Touraine…) et reste très indépendante.

Comment te décrirais-tu en tant quartiste?

Je suis une fille d’artiste, j’ai vécu entourée par des artistes qui même lorsqu’ils avaient une notoriété mondiale restaient vraiment humbles et travaillaient toujours en indépendant comme à leur début. Sur chacun de mes films, j’écris le scénario, je réalise, je produis et j’interprète souvent un des personnages. Je vis le cinéma comme un art total, sans compromis, un art dans lequel je mets 100% de mon ADN.

Ma priorité est de faire sortir de moi toutes les histoires et tous les personnages que j’ai sous la peau,  à l’intérieur de moi, de les articuler autour de scénarios puis de les incarner pleinement en réalisant mes films. Ce besoin viscéral de m’exprimer et de faire jaillir sur grand écran tout ce qui me hante est la seule priorité qui anime mon quotidien. Ma plus grande difficulté est la patience, car il en faut de la patience pour réussir après des années de travail sur un projet à parvenir à trouver le budget nécessaire pour réaliser chacun de mes films. Mon univers est assez personnel, je développe un cinéma fantastique qui ne rentre pas dans les cases, qui s’affranchit des règles du cinéma dit classique, cela m’a naturellement amené à monter mes films en indépendant, c’est à dire dans des chemins de travers bien loin des financements traditionnels (CNC/ Région / Sofica....). Honnêtement je ne vais pas vous mentir je rêverais que mes films soient plus faciles à financer car à chaque fois c’est l’épreuve du feu et je dois les produire moi-même car c’est pour l’instant la seule manière que j’ai trouvée pour leur donner vie. Je trouve vraiment regrettable que le cinéma subventionné soit globalement toujours le même et que la France soit si peu enclin à découvrir de nouveaux talents, à donner sa chance à de nouvelles formes de cinéma et à de nouveaux univers. Les réalisateurs indépendants crèvent la gueule ouverte tandis que sortent en salles chaque année des centaines de films dont l’histoire est vue et revue ; un cinéma pastel, sans odeur et sans saveur. Si le cinéma français veut se réinventer il va falloir accepter de donner sa juste place aux réalisateurs indépendants.

*Coralie Fargeat ("Revenge"), Zoé Wittock ("Jumbo"), Lucile Hadzihalilovic ("Evolution"), Claire Denis ("High life") ou encore bien évidemment Julia Ducournau ("Grave") : les femmes réalisatrices dans le cinéma fantastique en France ne sont pas nombreuses.

Est-ce difficile selon toi d’être une femme dans ce milieu déjà très fermé du cinéma fantastique ?

Je ne me permettrais pas de faire des généralités, car chaque femme est différente et vit des expériences différentes. Pour ma part, ça a été un vrai parcours de combattante d’être une femme réalisatrice. J’ai du affronter pendant plusieurs années des réflexions désobligeantes, des rapports de force physique, des menaces sur ma personne de la part de certains techniciens qui ne supportaient pas que je sache exactement ce que je veux tant à la création lumière qu’au cadre. J’ai dû justifier chacun de mes choix esthétiques et chacune de mes décisions comme si je passais à chaque fois un examen. On fait immédiatement confiance à un homme réalisateur, comme si une « paire de couilles » donnait accès à une certaine crédibilité quasi innée. Or une femme réalisatrice doit justifier ses décisions sur un plateau de tournage en permanence et encore plus lorsque l’on développe comme moi un univers personnel atypique.

Comme beaucoup de femmes j’ai rencontré des producteurs qui ne s’intéressaient pas du tout à mes films mais plutôt à moi. J’ai dû recadrer le débat un bon nombre de fois et j’ai fini par produire mes films moi-même.

Après des années de combats sur mes courts-métrages, je suis hyper heureuse car je suis désormais entourée de techniciens intelligents et bienveillants, qui aiment mon univers et me font entièrement confiance. Le tournage de mon premier long métrage FORNACIS a été une vraie oasis de bonheur, de respect, de bienveillance. Toute mon équipe a uni ses forces et sa créativité pour vraiment se mettre au service du film que j’avais en tête et je ne rêve que d’une seule chose : repartir en tournage avec cette merveilleuse équipe.

 

Chapitre II : Les courts métrages

« Macadam transferts » (2011), « Karma Koma » (2012), « Autopsy des délices » (2013) ou encore  « Adam moins Eve » (2015) : Aurélia Mengin a déjà tourné plusieurs courts métrages fort réussis et témoignent dun réel talent de la part de leur génitrice.

* Alors que tu quittes le Monde de l’économie et des mathématiques pour te diriger vers celui de comédienne, tu finis par écrire des scénarios puis par réaliser tes propres courts métrages.

Quest-ce qui ta poussé à passer de lautre côté de la caméra ?

Après mes études de mathématiques économiques j’ai fait 3 ans d’acteur studio pour apprendre le métier de comédienne. Très rapidement je me suis rendue compte que j’avais un grand intérêt pour la mise en scène et la direction d’acteurs. Après 2 semaines seulement de cours le directeur de l’école Robert Cordier m’a dit « Toi tu as le regard d’un metteur en scène fonce! ». Après l’école, j’ai passé plusieurs castings, ça ne marchait jamais, puis j’ai fait beaucoup de figuration pour gagner ma vie.

Les tournages sur lesquels j’étais figurante ne m’intéressaient pas, les castings que je passais non plus. Je me suis vite rendue à l’évidence que je devais faire mes propres films. J’ai donc commencé à écrire et à réaliser des clips, des courts-métrages, jusqu’à ce que je me lance dans ma trilogie, puis dans ADAM MOINS EVE et enfin FORNACIS.

*Justement, si lon sattarde sur ta trilogie comme tu aimes lappeler (« Macadam transferts », « Karma Koma » et « Autopsy des délices »), on se rend vite compte comme dit précédemment quil y a une vraie patte « Aurélia Mengin » dans tes films. Tu mets très fortement laccent sur le visuel et la bande son (cette dernière étant un personnage à part entière dans tes œuvres filmiques) tandis que les dialogues sont réduits à quelques phrases et surtout à une voix off que lon retrouve dans tous tes films.

Parle-nous un peu de cette patte « Aurélia Mengin », cette façon bien à toi de nous livrer une histoire toute en émotion par le biais du son et de la lumière !

C’est drôle de parler de « patte Aurélia Mengin » ! Je ne sais pas si j’ai une patte, mais effectivement j’ai une certaine obsession sur le travail esthétique de la lumière et des cadres sur mes films, aussi j’ai de vrai partis pris dans mon travail d’étalonnage ainsi que sur la création sonore. Pour moi chaque élément d’un film se doit d’être artistique et doit hisser le film plus haut dans son niveau d’exigence. J’utilise les couleurs et les cadres comme vecteur d’émotion, ma caméra est organique et intrusive. Je veux sentir l’épiderme de mes acteurs. Je ne prends jamais de son en direct, donc toute la création sonore se fait en post production, avec quelques prises de son d’ambiance notamment. Mon sound designer réalise en post production un travail colossal de bruitage comme sur un film d’animation. Cette méthode est très longue mais j’aime vraiment le résultat et la liberté que cela m’offre de pouvoir parler durant les prises à mes acteurs et mes cadreurs sans avoir besoin de couper. Je crois que le cinéma muet c’est l’essence même du cinéma : j’utilise donc les corps, la musique et les mouvements de caméra comme s’ils étaient les dialogues du film. Et effectivement de temps en temps une voix off vient murmurer à l’oreille des spectateurs, comme le chant des sirènes pour les attirer encore plus à l’intérieur de mes films. Le montage occupe une place très importante dans mes films, j’aime particulièrement cette étape de construction du récit. J’aime tordre mes rushes dans tous les sens jusqu’à trouver la vérité qu’elles enferment en elles.

*Cet esthétisme remarquable et ce talent fou dans le milieu de la réalisation, on le perçoit sur chacun de tes courts-métrages (mais également dans ton long-métrage "Fornacis"). Cest propre et très loin de lamateurisme que l'on peut voir parfois sur des courts-métrages de cinéastes n'ayant pas encore réalisé leur premier long.

Dans les Arts, on parle souvent de maître et de disciple : as-tu eu un maître dans le milieu de la réalisation, le maniement de la caméra, ou t'es-tu faite toute seule avec ton bagage scolaire ?

Comme je l’ai dit plutôt, mon enfance baignée H24 dans l’art contemporain a façonné et aiguisé mon regard et mon goût pour le métissage des couleurs et pour des cadrages très affirmés. Je crois que c’est vraiment durant l’enfance qu’on est le plus réceptif à tout ce qui nous entoure et moi j’avais les mains en permanence dans la peinture et je passais mes journées dans l’atelier de mon père à le regarder peindre. J’avais un mini chevalet dans son atelier et je peignais à ses côtés. Puis à l’adolescence, j’ai eu de vrais coups de cœur pour le travail de certains artistes comme Erró, Velikcovik, Jaccard, Di Rosa, Dietman, Klasen... Donc mes références les plus fortes viennent d’artistes contemporains.

Mon amour pour le cinéma je le dois aussi à mon père qui cultive depuis toujours une vraie passion pour le cinéma des années 60, pour les westerns et l’expressionnisme allemand. En 1968 mon père venait d’avoir son bac, il était inscrit à l’IDEC (Institut des Hautes Études Cinématographiques), et je n’ai jamais vraiment compris le détails de l’histoire mais il n’a finalement pas pu faire l’IDEC à cause des événements de 68 et comme faire des films coûtait vraiment trop cher (pas de numérique à l’époque) mon père s’est tourné vers la peinture. Depuis que j’étais  gamine, mon père nous projetait à mon frangin et moi des films de JL Godard, de Fritz Lang, de Bunuel, de Dali. On était vraiment jeunes mais pour lui c’était essentiel de nous les montrer. Adolescente avec mon frangin Pablo on dévalisait le vidéoclub à côté de la maison, on louait pendant les vacances 5 DVD par jour et on enchaînait les films. C’est à cette époque que j’ai été envoûtée par les films de David Lynch, Quentin Tarantino, Takeshi Kitano, Pedro Almodóvar, des frères Cohen, Lars Von Trier, Terrence Malik...

Je n’ai pas fait d’école de réalisation, je suis autodidacte, donc mes films ne répondent à aucun cours, ou leçon, car je n’en ai jamais suivis. Et je n’ai même jamais acheté de livre sur la réalisation. Je ne sais pas comment décrire comment je choisis mes cadres ni mes mouvements de caméra. Lorsque j’écris mes scénarios je vois tout dans ma tête de façon extrêmement précise, comme si le film était déjà tourné. Je sais comment sera la lumière, l’architecture lumineuse du film, la couleur de chaque séquence, les séquences que je veux en steadycam, celles que je veux caméra à la main (il y a rarement des plans sur pieds dans mes films). Voila tout est là bien présent dans mon cerveau et dans mon ventre, et j’explique minutieusement, je décris chaque plan, chaque cadre, chaque lumière à mes équipes jusqu’à obtenir véritablement ce que j’ai en tête. J’ai une grande chance, je ne suis pas hésitante sur un plateau, je sais exactement ce que je veux et ce que je ne veux pas, donc on gagne du temps au tournage. Donc pour répondre à la question, j’aime le travail de beaucoup d’artistes contemporains et de beaucoup de réalisateurs mais lorsque je réalise un film, je ne pense ni aux artistes ni aux réalisateurs : je me focalise sur moi, j’essaie de me connecter au plus profond de moi, pour réussir à me livrer sans filtre et avec sincérité.

* Comme dit précédemment, tu as plusieurs casquettes (scénariste, réalisatrice, productrice, actrice...) : étais-tu seule à la barre de chaque court-métrage en ce qui concerne la réalisation et les décisions artistiques ?

C’est très compliqué de réaliser en binôme, les binômes de réalisateurs célèbres sont soient frères ou sœurs ou mariés. Réaliser un film est tellement une expérience intime et égoïste que je n’arrive pas à la partager avec d’autres. Quand j’ai écris un scénario, et que durant plusieurs années je pense à la façon dont je vais réaliser le film, mes désirs sont si intenses, si personnels, que je suis vraiment incapable de les partager. Je veux être la seule maître à bord sur mes tournages.

Par contre, notamment sur mon long métrage FORNACIS, j’ai nourri une vraie complicité avec mon équipe technique, avec mon Chef Opérateur Nicolas Bordier, mon steadycamer Mathieu Lornat, ma maquilleuse Anne Le Chartier, mon équipe deuxième caméra... Je me lance jamais dans un film sans mon noyau dur, mon équipe de post production en qui j’ai une confiance absolue : mon monteur image Bruno Gautier, mon sound designer et compositeur Nicolas Luquet et mon frère Pablo Mengin aussi à la composition. Tous les trois m’accompagnent depuis déjà 10 ans. Je suis trop heureuse d’avoir accueilli dans ma dream team l’étalonneur Daniel Santini. 

Pour réaliser un film dans de bonnes conditions, c’est essentiel d’être entourée d’une équipe exigence, travailleuse, à l’écoute et créatrice, car dans le cinéma indépendant qui souffre de budget vraiment modeste, il faut faire preuve de créativité si on ne veut pas que le manque de financement ne se voie à l’image. Mon chef opérateur Nicolas Bordier dit dans le making of de FORNACIS qu’on ne peut pas préparer mes tournages comme on se prépare à d’autres tournages. Il dit qu’avec moi il faut oublier tout ce qu’on pense acquis et être capable de remettre en question ses certitudes pour être prêt à saisir le moment présent. Je suis assez d’accord avec sa définition de mes tournages et de mes films, car j’appréhende mes films comme des documentaires animaliers. Une fois que les décors et les lumières sont installés, que les acteurs sont en place, on saisit les caméras, car je shoote toujours à deux caméras en simultanée et je veux capturer chaque expression, chaque trouble, chaque mouvement de mes acteurs. Les prises sont longues et je dis « Coupez » seulement lorsque mes acteurs et mes cadreurs sont épuisés.

*Quarxx, Philippe Nahon, Jackie Berroyer… En deux courts métrages (« Macadam tranferts » et « Karma Koma »), tu t’étais déentourée de quelques têtes connues, dont lune que tu ne quitteras plus : le regretté Philippe Nahon (qui apparaitra sur « Karma Koma », « Autopsy des délices » et « Fornacis »).

Comment se sont faites ces rencontres ? Et surtout comment as-tu pu par exemple convaincre Philippe Nahon de te suivre durant toutes ces années ? Une personne manifestement convaincue de ton talent et prête à te soutenir dans ta démarche artistique.

Alors la magie des rencontres c’est vraiment quelque chose qui a une part de hasard. L’acteur Thierry Frémont, qui a participé un peu au financement du tournage de MACADAM TRANSFERTS, savait que je cherchais un comédien d’une quarantaine d’années grand, maigre, avec un regard à la fois arrogant, blasé et fatigué. À quelques jours du tournage je n’avais toujours pas trouvé mon acteur, Thierry me propose de rencontrer un de ses meilleurs amis Quarxx, en insistant sur le fait qu’il avait vraiment le physique pour le rôle. Je rencontre donc Quarxx, dont j’ignore tout (je ne sais pas qu’il est réalisateur, je ne connais pas ses films). Dès que je le vois, je sais immédiatement qu’il serait parfait pour le rôle. Je lui raconte l’histoire de MACADAM TRANSFERTS et il accepte tout de suite de jouer dans mon court métrage. Le film a ensuite été sélectionné au Festival de Cannes et j’ai remporté un prix financier qui m’a permis de tourner ensuite à la Réunion KARMA KOMA avec mon ami Philippe Nahon et avec Jackie Berroyer.

Jackie Berroyer est venu faire une résidence cinéma dans le Lieu d’Art Contemporain de mes parents, c’est comme ça que je l’ai rencontré. Il a un humour redoutable et une fantaisie qui fait du bien. Au moment de notre rencontre je travaillais sur le projet de créer le Festival MEME PAS PEUR. Très motivé par cette idée, il m’a dit « Si tu y arrives, je viens parrainer ta 1ère édition ». Pari tenu, Jackie et Philippe sont venus avec moi à La Réunion pour parrainer MEME PAS PEUR en février 2011 et ensemble nous avons tourné KARMA KOMA.

Ma rencontre avec Philippe Nahon elle aussi était vraiment due au hasard. J’étais figurante sur un film et, durant la pause, le régisseur vient me parler. Je lui raconte brièvement que je viens de terminer l’écriture d’un long métrage et que je cherche un acteur de 70 ans avec une vraie gueule et des yeux bleus. Le régisseur me dit « Si tu veux je te donne le numéro de Philippe Nahon » en me demandant de rester discrète sur la personne qui m’a donné le numéro. Le lendemain vers 17h j’appelle Philippe, il me répond direct avec sa voix roque et sublime, je balbutie maladroitement quelques mots mal organisés, Philippe très directif me donne son adresse et me demande de venir maintenant lui déposer mon scénario. J’enfile des bottes, je fonce imprimer un exemplaire de mon scénario, puis j’arrive chez Philippe vers 18H30. Il me fait entrer, il prend le scénario et il me dit qu’il me rappelle demain. Le lendemain après-midi Philippe m’appelle et il me dit « J’ai beaucoup aimé ton histoire je vais faire ton film ». Malheureusement ce film ne s’est jamais tourné : je n’ai pas trouvé de producteurs, ni de financement. Deux ans après ma première rencontre avec Philippe, je le rappelle en pensant qu’il ne se souvient pas de moi, et à peine je lui dis « C’est Aurélia de La Réunion », très chaleureux il se souvient. Je lui demande s’il a envie de partir avec moi à la Réunion pour parrainer la 1ère édition du Festival MEME PAS PEUR et tourner KARMA KOMA. Il me dit tout de suite oui, et un mois après on tournait le film ensemble à la Réunion, et je vivais l’une des rencontres les plus marquantes de ma vie. Effectivement, on ne s’est plus jamais éloigné, on s’écrivait et se voyait régulièrement. L’année suivante il est revenu avec moi à la Réunion pour présenter KARMA KOMA à la 2ème édition de MEME PAS PEUR. Puis on a enregistré ensemble la voix off du tueur, le personnage principal de mon court AUTOPSY DES DELICES, et enfin il a joué le patron du Fornacis Bar dans FORNACIS.

Philippe est vraiment l’un des premiers acteurs qui a cru en mon travail, qui a compris mon univers et qui a eu envie de m’aider et de m’encourager. Je m’estime véritablement chanceuse d’avoir travaillé avec lui sur plusieurs films et d’avoir pu rencontrer et aimer cet immense acteur qui irradiait par son humanité et sa générosité. Il me manque beaucoup et je suis si triste de me dire qu’il ne sera pas dans mon prochain film alors que j’avais écrit un rôle sur mesure pour lui.

*Dans tes courts métrages (mais également dans ton premier long-métrage « Fornacis »), il est intéressant de constater que les personnages centraux sont toujours des marginaux, le genre de personnes que lon ne rencontre pas à tous les coins de rue (un tueur en série, des braqueurs dun certain âge plus trop dans le coup, des Bonnie and Clyde des temps modernes…).

Cherches-tu à tout prix à nous livrer un univers peu commun, qui s’éloigne de notre train-train quotidien ?

Le quotidien m’ennuie profondément, les visages lisses et les beautés classiques aussi. J’aime les gueules cassées, les féminités excessives, les corps imposants ou les corps maigres, les rides, les cicatrices. J’ai envie de filmer des physiques et des visages qu’on ne voit pas assez au cinéma. Mes films sont des voyages vers des mondes imaginaires avec des anti-héros troublants et touchants. J’ai toujours chéri les différences physiques comme de précieux cadeaux de diversité, je filme des êtres que je trouve beaux et captivants, car pour moi la beauté n’est pas universelle, elle n’a pas qu’une seule représentation : la beauté possède un spectre large. En tant que réalisatrice j’ai la chance de pouvoir porter à l’écran des visages intéressants qui racontent des histoires, des vécus, et ce serait vraiment dommage de ne pas saisir cette opportunité.

*Outre la bande son qui détonne (les musiques sont vraiment entêtantes), ta trilogie étonne par la dureté de son imagerie et par certaines scènes puissantes et viscérales. On y retrouve des macchabées suspendus, des parties de jambes en lair sauvages, quelques castagnes, des scènes de séquestrations et de tortures, sans oublier également une tête danimal tranchée qui goutte sur ton corps dénudé… Chez Aurélia Mengin, ça ne rigole pas tous les jours et il faut parfois saccrocher ! (rires)

Nas-tu pas peur de la censure ou du regard des autres qui pourraient se montrer choqué(e)s devant certains passages ? As-tu eu des retours à ce sujet ?

J’avoue que la question de la censure ou de l’autocensure ne m’effleure jamais dans mes films. Je suis obnubilée par le besoin viscéral de rester fidèle à ce que j’ai envie de filmer, de monter et donc de montrer à l’image. Cette question de la censure est d’autant pas dans mon mental que je suis très souvent entourée de mes parents sur mes tournages. Si j’arrive à tourner toutes les séquences violentes ou déviantes en présence de ma famille, cela montre à quel point pour moi ces séquences sont saines et simples à tourner. Il n’y a jamais de climat ambigu ou étrange sur mes tournages, j’assume pleinement toutes les séquences, même les plus difficiles, et je les réalise avec une véritable fraîcheur. Car il ne faut jamais perdre de vue que le cinéma c’est du jeu, et il y a un vrai plaisir ludique aussi à tourner des scènes violentes et quand on dit « Coupez » on arrête de jouer et on retrouve le monde réel.

Concernant le regard des autres, là aussi j’ai envie de dire que je ne suis pas particulièrement touchée, qu’ils soient positifs ou négatifs. Le regard que porte chaque individu sur une œuvre, qu’elle soit plastique, cinéma, littéraire ou musicale, ce regard lui appartient. Et je ne me sens pas vraiment concernée par le ressenti ni les transferts des spectateurs sur mon travail. L’artiste fait une œuvre mais il n’est pas responsable ensuite de la façon dont cette œuvre est accueillie.

*Alors, justement, parlons un peu de laccueil réservé à tes courts métrages. « Macadam transferts » a été sélectionné au Festival de Cannes, « Karma Koma » à Fantasporto...

Comment ont été accueillis généralement tes courts métrages sur les festivals ?

Mes courts métrages ont beaucoup tourné en festivals, surtout les derniers car les premiers je n’avais pas encore le réflexe de les inscrire en festivals. AUTOPSY DES DÉLICES a été sélectionné à l’incroyable festival fantastique de Bucheon à Séoul, et il a été aussi dans plusieurs gros festivals en Allemagne. ADAM MOINS EVE a fait plus d’une trentaine de festivals à l’étranger et ce succès en festivals m’a donné la force de me lancer dans l’aventure de mon premier long métrage FORNACIS.

J’ai vraiment une chance incroyable que mes courts soient bien accueillis dans les festivals étrangers et remportent des prix. Le public étranger est vraiment réceptif à mon univers, à l’esthétisme de la création lumière, aux acteurs, au montage, et aussi au sound design et à la bande originale. J’ai beaucoup accompagné mes films à l’étranger en festivals et à chaque fois les sessions de questions / réponses après les projections sont vraiment des moments magiques : le public dissèque mes films et me pose des cascades de questions et j’adore ça ! Je ne suis pas de nature inquiète par les échanges à chaud après les projections et j’aime beaucoup essayer d’apporter aux spectateurs des réponses ou des zones de lumière.

Les festivals étrangers se reconnaissent beaucoup dans mon travail et me présentent à chaque fois comme la french touch, ce qui est assez cocasse quand on sait qu’en France mon travail est beaucoup moins connu, la plupart des festivals fantastiques français n’ayant jamais sélectionné mes films.

Chapitre III : « Fornacis », premier long-métrage

En 2018, Aurélia Mengin réalise son premier long-métrage intitulé "Fornacis". Revenons le temps de quelques questions sur cette étape-clé dans la vie de sa génitrice et profitons de cet instant pour vous rappeler que horreur.com a rédigé une chronique sur ce film que nous vous conseillons daller lire si cela nest pas déjà fait.

* « Fornacis », ton premier long-métrage, arrive trois ans après ton court-métrage très axé post-apocalyptique « Adam moins Eve ».

Ce dernier, petit succès en festivals, a-t-il été un réel élément déclencheur pour te livrer au long-métrage comme tu le disais juste avant ?

ADAM MOINS EVE est un moyen métrage de 30 minutes que j’ai entièrement tourné à l’ile de la Réunion. C’est effectivement un film post apocalyptique mais aussi poétique et métaphorique. ADAM MOINS EVE interroge sur le couple originel, en posant la question de la liberté sous différentes formes et à différents degrés. Je ne m’attendais pas du tout au succès qu’a rencontré mon moyen métrage en festivals : plus d’une trentaine de sélections en festivals à l’international (en Allemagne, en Espagne, au Mexique, en Hollande, en Angleterre, en Irlande, au Pérou...)

ADAM MOINS EVE a remporté le Prix du Best Director au Canada à l’Open World Film Festival de Toronto et le Prix de La Meilleure Réalisatrice Africaine au Festival International de Cinéma du Nigéria. J’ai eu la chance d’accompagner mon film dans énormément de pays différents, j’adore être présente en festivals pour assister aux projections, rencontrer les directeurs de festivals qui ont sélectionné mon travail et répondre aux questions du public comme dit précédemment. Sans aucun doute ces deux années de tournée en festivals à l’étranger, ainsi que l’enthousiasme du public et des journalistes envers ADAM MOINS EVE, m’ont donné la force de penser que je pouvais me lancer dans la grande aventure d’un long métrage. 

*Aurélia, tu es la première femme réunionnaise à avoir réalisé un long-métrage de fiction pour le cinéma.

Quest-ce que cela te fait ? Réalises-tu que tu es en quelque sorte entrée dans lHistoire de ton île ?

Cette question est vraiment très complexe pour moi, car la réponse est toute en nuance. La chose qu’il faut savoir c’est que mes films ne sont pas soutenus et n’ont jamais reçu d’aide de l’Agence du Film De La Réunion, ni de La Région Réunion. Les gens responsables du financement du cinéma à la Réunion ne se sont jamais planchés avec intérêt ni bienveillance sur mon travail. Pour FORNACIS, j’ai entièrement auto produit mon film, les 2 seules aides que j’ai reçues, à la fin de mon processus de post production, sont une aide de la ville de Saint-Denis (Capitale de La Réunion) et une aide du Département, pour un montant global de 8 000 euros. Donc on est vraiment sur une aide symbolique et modeste pour un long-métrage.

FORNACIS a réalisé un véritable succès en Festivals internationaux avec plus de 23 sélections officielles en Inde, aux USA, en Roumanie, en Italie, au Guatemala, en Hollande, en Angleterre, en Espagne, au Congo, en Afrique du Sud, en France...  Mon film a remporté 6 prix : Prix de la Mise En Scène à la 30ème édition du Festival International du Cinéma de Girona en Espagne, Prix de la Singularité à la 14ème édition du Cine Excess International Film Festival à Birmingham en Angleterre, le Prix de la Meilleure Photographie à la 26ème édition du Festival International LGBT de Houston aux USA, le Prix du Meilleur Film Fantastique au festival international du film d’horreur et fantastique de Bogota en Colombie, et dans ce même dernier festival j’ai remporté le Prix de la Meilleure Interprétation Féminine et aussi le Prix du Meilleur Montage. Les critiques cinéma ont aussi réservé un très bel accueil à FORNACIS.

Malgré toutes ces années de travail passionné et acharné, malgré la réussite de mes films en festivals, mes films ne sont pas soutenus à la Réunion, donc même si c’est une fierté d’être la première femme réunionnaise à réaliser un long métrage de fiction pour le cinéma, franchement l’hostilité du milieu du cinéma réunionnais et des responsables du financement du cinéma local envers mes films ne me permet pas de me sentir particulièrement aimée ni comprise sur mon île. Heureusement j’ai reçu un tsunami d’amour pendant plus de deux ans en accompagnant FORNACIS dans quasiment tous les festivals et j’ai vraiment été submergée d’amour, de passion et d’humanité.

*Nous imaginons quun premier long-métrage, cest une étape importante dans ta carrière. Mais cest également le souvenir dun travail rude, dun parcours semé dembûches

Quelles sont les principales difficultés que tu as rencontrées ?

FORNACIS, mon premier long métrage, a vraiment été l’épreuve du feu. C’est un film que j’ai porté dans mon ventre et sur mes épaules de A à Z, sans producteur, sans distributeur ! Malgré le fait que tout semblait contre moi, j’ai quand même décidé de faire le grand saut, car si j’avais attendu de trouver un producteur et du financement par le circuit classique je n’aurais toujours pas réalisé de long métrage aujourd’hui. Dans la configuration d’auto production de FORNACIS, chaque étape a été une vraie difficulté et m’a demandé un immense travail et un investissement personnel total, car j’ai dû assumer de multiples postes, le financement, la constitution de l’équipe technique, le casting, les repérages, la construction des décors, la régie. Il y a eu deux mois de préparation avec construction de tous les décors, car l’ensemble des intérieurs a été construit pour le film. J’avais un budget vraiment faible, on a donc dû tourner FORNACIS en seulement 13 jours, car je ne pouvais pas louer le matériel caméra et lumière plus longtemps. Sur FORNACIS j’ai eu la chance incroyable d’être entourée par des comédiens et une équipe technique hors du commun : leur amour, leur passion, leur talent et leur générosité ont rendu cette aventure magnifique et inoubliable. Grâce à leur détermination à m’accompagner jusqu’au bout, ils m’ont donné la force de me dépasser et de ne rien lâcher malgré les difficultés. Je suis aussi particulièrement reconnaissante envers mes parents Roselyne et Vincent Mengin-Lecreulx qui m’ont aidé à produire mon film, et qui ont pris l’avion depuis La Réunion pour venir m’aider sur le tournage. Comme je n’avais pas les moyens d’avoir ni un régisseur ni un cuisinier, ma mère a assumé la régie du film et toute la cuisine (elle a cuisiné pour toute l’équipe du film midi et soir pendant tout le tournage). Mon père a réalisé le Making of de FORNACIS : il était présent durant chaque séquence, a filmé plus de 16 heures de rushes et a réalisé un superbe making of d’une 1H30, avec des interviews de toute l’équipe dont un extrait est au générique du film dans la version Director’s Cut disponible en ce moment sur Amazon Prime UK.

*Habituellement, tu tournes sur ton île natale (La Réunion) mais cette fois-ci tu tes tournée… vers la Touraine !

Pourquoi ce choix ?

Je ne tourne pas uniquement dans mon île natale, j’alterne entre les tournages à La Réunion et en Métropole. MACADAM TRANSFERTS a été tourné en banlieue parisienne, KARMA KOMA à La Réunion, AUTOPSY DES DELICES en plein cœur de Paris à Filles du Calvaire, ADAM MOINS EVE à La Réunion et enfin FORNACIS en Touraine.

La Touraine est une idée qui vient de mon compositeur et sound designer Nicolas Luquet. Au départ FORNACIS devait être tourné à Munich, j’avais été deux fois en Allemagne pour faire les repérages et j’avais aussi fait un casting allemand. Malheureusement, avec mes contraintes budgétaires, loger toute mon équipe technique française à Munich et prendre des assurances pour emmener le matériel en Allemagne faisaient exploser mon budget. Il a donc fallu trouver un autre lieu de tournage, c’est là que Nicolas Luquet m’a fait la plus inattendue des propositions : il m’a invité à venir découvrir sa ville natale en Touraine. Il avait lu le scénario de FORNACIS et était convaincu que je pourrais tourner mon film dans sa région. Sa grand-mère Mauricette, ancienne agricultrice, m’a proposé d’utiliser ses grands hangars agricoles pour construire mes décors et les parents de Nicolas, Evelyne et Patrice, m’ont dit que toute l’équipe de tournage pourrait être hébergée chez Mauricette, chez la sœur de Mauricette et chez des amis à eux. J’ai vraiment été bouleversée par leur générosité et leur envie de vivre cette expérience de tournage à mes côtés. Sans hésiter j’ai donc réécrit FORNACIS pour adapter mon scénario aux nouveaux décors et j’ai fait un casting français qui réunissait un trio d’acteurs fabuleux (Anna D’Annunzio, Emmanuel Bonami et Philippe Nahon).

Et sans oublier une autre actrice du film : la Facel Vega de 1961, cette voiture de collection sublime qui donne une grande force au film. Après plusieurs semaines de recherches d’une voiture de collection, j’ai rencontré par hasard grâce à une fleuriste de Chambray les Tours, la ville où on a tourné tous nos intérieurs, un collectionneur de voitures appelé Jean-Marie Georget. Je lui ai parlé de mon tournage, nous avons discuté un long moment et nous avons eu un vrai coup de cœur réciproque. Cet homme de la génération de mon père est passionnant et passionné. Ancien chef d’une entreprise d’électricité, je l’ai surnommé « Ma fée Georget » car il m’a trouvé pleins de solutions pour de nombreux problèmes techniques (installation du groupe électrogène pour tourner la nuit par exemple). Il avait d’ailleurs une dépanneuse pour amener la Facel Vega sur les différents lieux de tournage : la voiture est tombée plusieurs fois en panne à cause de la chaleur car on a tourné en pleine canicule et Mr Georget a démonté le ventilateur de son ordinateur pour le mettre dans le moteur de la Facel Vega...

Franchement la Touraine, et plus particulièrement les habitants de Chambray les Tours, nous a accueilli mon équipe et moi avec tellement de gentillesse, qu’elle occupera toute ma vie une place vraiment particulièrement dans mon cœur. Je crois que sans que je le sache au départ FORNACIS devait être tourné en Touraine : c’était la terre qui lui était destinée!

*Une fois de plus, lesthétisme porté par une belle photographie fourmillant de détails et la bande sonore sont de la partie pour nous offrir une sorte de voyage sensoriel. Car « Fornacis », cest une histoire de deuil, une poésie macabre sous forme de road movie dans lequel vient sinviter le fantastique (car la défunte est encore bien présente dans la tête de son amoureuse, elle-même perdue entre rêve/cauchemar et réalité).

Ce voyage sensitif/sonore (encore une fois, les dialogues sont remplacés par une voix off, limage et la musique parlant plus que les mots) doté dun rythme relativement lent peut savérer déstabilisant pour un public non habitué à ce type de cinéma expérimental, contemplatif et atmosphérique.

Navais-tu pas peur, pour un premier long-métrage, de ne pas faire adhérer le public à ton univers du fait de la difficulté daccès à ce type d’œuvre filmique ?

Sortir des terrains battus, s’éloigner des standards, est un pari risqué…

Je suis heureuse que tu parles de l’esthétisme visuel et sonore de FORNACIS, car la création lumière et l’étalonnage ainsi que le sound design et la composition sont pour moi le point d’encrage de mon travail. Mon chef operateur Nicolas Bordier et moi avons travaillé avec une grande complicité guidée par la volonté et la détermination de réaliser la lumière que j’avais en tête. Nicolas Bordier a un talent fou et il sait écouter les désirs, les interrogations, les exigences des réalisateurs, sans jamais se positionner en tant que juge ou détenteur de vérité. J’aime la grande maîtrise technique qu’il a acquise depuis de nombreuses années mais j’aime aussi son incroyable modestie et la capacité qu’il a de mettre de côté ses certitudes pour se réinventer et toujours se positionner au service du film, sans juger mes goûts et mes envies en termes de lumière ou de cadre. Durant tout le tournage j’avais la sensation que nous étions tous les deux reliés par un fil de laine rouge, regardant à chaque seconde dans la même direction. Même si la création lumière était magnifique sur le tournage, la partie étalonnage représente une part importante de mon travail en post-production car je réinterroge les lumières, je travaille avec de multiples caches, je fais des basculements en noir et blanc. On était trois en étalonnage, Daniel Santini, Nicolas Bordier et moi. Nous avons travaillé deux mois sur l’étalonnage de FORNACIS, un travail colossal pour atteindre un esthétisme proche de la peinture. Quelle fierté pour Nicolas Bordier, Daniel Santini et moi quand FORNACIS a remporté le Prix de la Meilleure Photographie aux USA à la 26ème édition du Festival International LGBT de Houston ! Ce fut une vraie consécration !

La plupart de mes films n’ont pas ou peu de dialogue, la création sonore et la bande originale occupent donc une place primordiale. J’utilise le son comme vecteur d’émotion et de communication, la musique et le sound design remplacent les dialogues. Depuis plus de 10 ans, Nicolas Luquet réalise avec un grand talent et une vraie identité la création sonore et la musique sur mes films. Hypersensible, Nicolas aborde chacun de mes films sous un axe poétique, humaniste et romantique. Sur FORNACIS il a construit et mis en relief la présence organique du sable et des vagues qui jalonne le film du début à la fin avec des variations d’intensité. Je tourne sans prendre de son direct car je dirige en parlant mes comédiens et mes cadreurs pendant chaque prise. Je veux pouvoir parler à mes acteurs et mon équipe pendant qu’on tourne afin d’atteindre exactement la cible que j’ai dans mon viseur. À la fin des prises, Nicolas enregistre des sons seuls, toute l’équipe quitte le plateau et seuls mes acteurs et moi restons afin de reproduire exactement les gestes et les sons qui serviront ensuite en montage son à Nicolas. Pour résumer, Nicolas travaille sur mes films comme sur des films d’animation. Lorsque mon monteur Bruno Gautier et moi avançons dans le montage image, nous donnons au fur et à mesure le montage sans aucun son à Nicolas. Nicolas a signé la majorité de la composition du film et mon frère Pablo a composé 3 morceaux de la bande originale. Sur chacun de mes films j’aime réunir l’univers onirique torturé et symphonique des compositions de mon frère Pablo Mengin à l’univers électro évanescent de Nicolas Luquet. Leurs musiques se complètent et s’harmonisent, apportant à mes films une identité propre.

FORNACIS a été nominé pour le Prix de la Meilleure Musique Originale au Festival International du Film Fantastique et d’Horreur de Bogota.

Pour rebondir sur ta question, c’est vrai que FORNACIS a un rythme assez lent, ce choix de montage est totalement assumé, puisque le film traite du deuil et que je souhaitais donner au montage cette sensation du temps qui s’étire et se dilate, afin de faire ressentir le gouffre émotionnel et sensoriel dans lequel se noie l’héroïne. Nous avons travaillé 4 mois au montage avec Bruno Gautier. Nous avons fait plusieurs versions du film avant de nous arrêter sur la version finale. Notre montage alterne les séquences contemplatives avec des séquences très montées qui donnent une sorte de pulsation cardiaque au film.

Bruno et moi travaillons ensemble depuis 10 ans et nous avons monté tous les deux MACADAM TRANSFERTS, ADAM MOINS EVE et FORNACIS. Bruno me connaît vraiment bien, nous partageons une même passion pour le cinéma fantastique, le cinéma d’horreur et les films qui expérimentent des univers parallèles bien déjantés. C’est un véritable bonheur de travailler avec lui, je me sens comprise, nous échangeons beaucoup car j’assiste à toutes les séances de montage. Nos idées jaillissent de toutes parts, un ping-pong permanent et stimulant, une complicité fusionnelle.

Pour un réalisateur c’est très important de trouver un monteur avec qui la construction du film se fait dans une vraie fluidité et aussi dans un élan de gaité intense. Je me souviens que chaque jour j’avais une excitation en arrivant à la salle de montage, car je voyais peu à peu FORNACIS sortir de la chrysalide pour se transformer en papillon.

Nous sommes très fiers car FORNACIS a remporté le Prix du Meilleur Montage en Colombie au Festival International du Film Fantastique et d’Horreur de Bogota.

Enfin, pour te répondre, je ne me suis pas du tout posée la question de savoir comment mon film allait être accueilli. Pour être honnête, je me suis d’abord posée la question de comment réussir à tourner le film, puis comment réussir à faire la post production et une fois terminé, je me suis demandée comment faire exister ce film, c’est à dire comment le diffuser sans avoir de distributeur.

Puis les festivals sont arrivés, les sélections et les projections se sont enchaînées sans que je me demande si mon film allait attirer l’adhésion du public ou pas. Je ne suis pas taillée dans un matériel qui se préoccupe de ce que pensent les autres, je suis taillée pour faire, pour aller au bout des choses avec passion et le reste m’importe peu. Je crois que mon enfance dans l’art contemporain m’a immunisé contre les avis et les opinions du public et des gens en général, car en art contemporain sur une même œuvre vous entendez tout et son contraire. Enfant j’étais choquée par la violence du public envers les artistes lorsqu’ils n’aimaient pas ou ne comprenaient pas une œuvre. J’ai assisté à trop de vernissages chez mes parents pour accorder un crédit particulier aux opinions. Les avis divergent, s’affrontent, et finalement la vérité n’existe pas en art ou du moins la vérité est multiple.

*Nombreux(ses) sont celles et ceux à essayer de définir ton film. Les mots « expérimental », « mélange fantastico-onirique » ou « voyage sensoriel » reviennent souvent dailleurs.

Et toi, comment définirais-tu « Fornacis » ?

Pour moi, FORNACIS est avant tout un hymne à l’amour absolu, l’amour que ni la mort ni l’absence ne désagrège. FORNACIS est divisé en 7 chapitres qui symbolisent les 7 étapes du deuil. Le film pose la question de savoir si on peut mourir d’amour et si le manque de l’autre peut réduire notre épiderme en sable jusqu’à devenir poussière à son tour. FORNACIS déplace le curseur traditionnel de la beauté physique en exhibant un corps blessé dans sa chair, une sorte de plaidoyer pour le « body positive » et pour l’insoumission aux normes de beauté imposées aux femmes. Au coeur du film, deux femmes, deux amoureuses passionnées, Anya et Frida, deux corps qui peu à peu se gangrènent tandis que l’amour brûle leurs entrailles de plus en plus fort.

J’ai voulu proposer aux spectateurs un voyage sensoriel, poétique, expérimental et organique à l’intérieur d’un amour endeuillé et de corps sensuels écorchés. FORNACIS, de part le combat que fut sa réalisation, est aussi ma déclaration d’amour au cinéma indépendant, ce cinéma tellement viscéral qu’on donne tout ce qu’on a dans les tripes pour aller au bout de l’aventure d’un film.

*Preuve de ses qualités indéniables pour qui sait les percevoir à juste titre, « Fornacis » brille dans plusieurs festivals du Monde entier. Prix de la Mise en scène à Gérone, Prix de la Meilleure photographie à Houston, Prix du Long-Métrage fantastique, Prix d’interprétation féminine et Prix du Montage à Bogota, Prix de la Singularité à Birmingham…

Comment as-tu vécu cette reconnaissance ?

La reconnaissance des festivals internationaux m’a complètement submergée d’émotions. Pour chaque sélection officielle en festival j’avais mon cœur qui dansait. Tu disais plus tôt dans une question que FORNACIS était difficile d’accès, pourtant mon film a été sélectionné dans 22 festivals internationaux, il a été pris dans l’un des plus prestigieux festivals d’Inde à la 24ème édition du Festival International de Cinéma de Calcutta, il a été sélectionné 2 fois en Angleterre, en Italie, 2 fois en Roumanie, aux USA, en Hollande, au Guatemala, en France… Il est 4h du matin, comme d’habitude la nuit je ne dors pas, et je viens juste d’apprendre la 23ème sélection officielle de FORNACIS en festivals : mon film va s’envoler pour la 4ème fois en Afrique, après le Festival International de Film de Durban, le Festival International du Film Fantastique de Johannesburg, le Festival International de Cinéma du Congo, FORNACIS sera au mois d‘aout 2021 au Festival International LGBT d’Afrique du Sud.

Je crois que l’univers de mes films plait davantage aux pays étrangers qu’en France. En accompagnant FORNACIS dans les festivals j’ai vraiment été touchée par les réactions du public et surtout la spontanéité des publics étrangers qui ont une connexion directe et sans filtre avec les films métaphoriques, poétiques et sensoriels. FORNACIS a été sélectionné en France, à la 26ème édition du Festival LGBT Désir Désirs, à la 41ème édition du Festival International de Films de Femmes de Créteil, et j’ai constaté que le public français est cérébral et laisse moins libre cours aux sensations et aux émotions non expliquées. Je crois que les français ont besoin de se raccrocher à une narration plus classique car ils se sentent vite perdus. A l’inverse, en Inde lors des deux projections salles combles dans un cinéma de 1 000 places, le public Indien était complètement réceptif à l’univers de FORNACIS, au positionnement du corps comme enveloppe organique éphémère avant le passage au divin. Les indiens étaient aussi très à l’aise avec l’absence de dialogue.

Je trouve que j’ai eu vraiment beaucoup de chance que FORNACIS ait eu ce succès en festivals car je crois que j’avais besoin de recevoir ces vagues d’amour pour me donner la force de continuer à me battre pour réaliser des films. Je suis aussi hyper fière car depuis le mois d’avril FORNACIS est sorti sur Amazon Prime Angleterre. Je n’aurais vraiment jamais pu imaginer, lorsque j’ai démarré le tournage dans des conditions financières tellement difficiles, que mon film serait un jour distribué par Amazon Prime. C’est un genre de fable de la Fontaine!

*On te compare souvent à Alejandro Jodorowsky, le pape du surréalisme, et ce nest pas ce premier long-métrage qui enterrera cette vision du cinéaste franco-chilien dans ton cinéma.

Quest-ce que cela te fait d’être comparée à ce cinéaste que nous, fantasticophiles, connaissons toutes et tous pour ses œuvres « El topo », « La montagne sacrée » et « Santa sangre » ?

C’est sincèrement un grand honneur d’être comparée à un homme aussi talentueux, aussi libre et aussi captivant qu’Alejandro Jodorowsky.

Si je dois être honnête, j’ai découvert son travail assez récemment, lorsque je suis tombée amoureuse de ces derniers films, POESIA SIN FIN et LA DANZA DE LA REALIDAD, que j’ai programmés au Festival MEME PAS PEUR. J’ai aussi adoré PSYCHOMAGIE.

Concernant ses premiers films EL TOPO, LA MONTAGNE SACRÉE et SANTA SANGRE, la première fois que j’en ai entendu parler c’était il y a environ 5 ans, lorsqu’un critique de cinéma en sortant de la projection de mon moyen métrage ADAM MOINS EVE a comparé mon film avec détermination et conviction à SANTA SANGRE et à LA MONTAGNE SACREE. Puis plusieurs journalistes et aussi des directeurs de festivals, en regardant FORNACIS, m’ont comparé à Alejandro Jodorowsky. Forcément ça me touche profondément et ça m’encourage aussi à continuer de me battre pour faire des films.

Je dois néanmoins confesser que je n’ai jamais vu aucun des trois films que tu cites, car ces comparaisons si fréquentes de mes films avec les premiers films de Jodorowsky ont développé une étrange et bizarre sensation de peur : je me dis que si je regarde ces trois films, je serais traversée par des sentiments si forts et si bouleversants que cela pourrait mettre en péril mon processus de création.  La création est vraiment un chemin mystérieux et complexe chez moi et je ne veux jamais risquer de le mettre en danger. Du coup, pour rependre une expression de ma mère «  j’ai posé une pierre sur mon cœur » et j’ai accepté de passer à côté de ces trois films qui ont marqué à jamais l’histoire du cinéma surréaliste et fantastique.

Ce qui est paradoxal, c’est que je regarde régulièrement les interviews et les conférences d’Alejandro Jodorowsky et, sans le connaître j’ai une véritable affection pour cet homme hors du commun tellement ces mots trouvent un puissant écho en moi et je serais heureuse de le rencontrer.

*Comme bien souvent dans le cinéma de genre français, les cinéastes peinent à trouver des distributeurs. Le 2 Avril 2021, « Fornacis » est sorti sur Amazon Prime en Angleterre en version « Directors cut » (un générique spécial en mode making of de 18min a été rajouté), dans lattente toujours dun distributeur en France.

Comment expliques-tu ces difficultés à trouver un distributeur en France pour « Fornacis » ? Est-ce selon toi le film en lui-même qui nest pas facile daccès voire trop expérimentale ou une frilosité des distributeurs français pour le cinéma de genre en général qui se retrouve de nouveau ici ?

Depuis plus de deux mois FORNACIS est disponible sur Amazon Prime UK, mon équipe et moi sommes tous très fiers de cette sortie en Angleterre. Comme je le disais plus tôt je n’aurais jamais imaginé que mon film puisse un jour être distribué par Amazon Prime. C’est un vrai aboutissement après sa longue vie en festivals à l’international. Je suis heureuse de cette sortie en Angleterre car cela s’inscrit pleinement dans la carrière qu’a fait FORNACIS à l’étranger, c’est logique que mon film sorte d’abord en Angleterre qui est vraiment un pays à la pointe en termes de cinéma indépendant.

Lorsque j’ai appris que FORNACIS allait être distribué sur Amazon Prime, j’ai voulu rendre un vrai hommage à mes acteurs et toute mon équipe technique, car ils m’ont fait une confiance absolue malgré le manque de budget. J’ai donc décidé de remonter avec mon père une partie du magnifique Making of de 1h30 qu’il a réalisé pour en mettre un extrait de 18 min à la fin de FORNACIS. C’est pour moi une façon de remercier mon équipe et aussi d’inviter le spectateur à découvrir l’envers du décor.

Concernant la sortie en France, effectivement pour l’instant aucune sortie n’est prévue, mais je crois qu’aujourd’hui on vit une époque qui ne se réduit plus à l’échelle d’un pays ou d’une région. Avec les différentes plateformes VOD et les nombreux festivals internationaux, chaque film et chaque réalisateur peut trouver son public. Heureusement, je ne fais pas une fixation sur la France parce que je suis française, je ne me reconnais pas spécialement non plus dans le cinéma français. Si un distributeur ou une plateforme VOD française a envie de sortir FORNACIS, bien-sûr que je serais heureuse que mon film puisse être vu en France, mais la France n’est pas le centre du Monde, la vie est bien trop vaste et existante pour rester figée sur la frilosité ou le manque d’audace du milieu du cinéma français. Les distributeurs ne sont pas les seuls à blâmer, ils font partie d’un système bien huilé vérolé qui préfère faire du fric sur des comédies et du film social, plutôt que de s’aventurer sur des chemins plus risqués avec des films indépendants qui ne feront pas suffisamment d’entrées.

 

Chapitre IV : Le festival réunionais de cinéma fantastique « Même Pas Peur »

Courts métrages, long-métrage et même festival ! Car oui Aurélia Mengin est également, chose importante, la directrice/créatrice/organisatrice (ouch !) du festival de cinéma fantastique « Même Pas Peur » qui se déroule chaque année depuis 11 ans maintenant sur lIle de la Réunion.

Revenons plus en détail sur cette belle création.

*Doù test venue cette idée de faire ce type de manifestation à La Réunion ? Et encore plus dans la ville de Saint Philippe que son maire lui-même qualifie en souriant de « trou perdu » ?

Il y a 11 ans, MEME PAS PEUR, le Festival International du Film Fantastique de la Réunion, a jailli tel un volcan au cœur du Sud Sauvage de lIle de La Réunion. Un pari audacieux et improbable directement lié à mon parcours de réalisatrice, à ma passion pour le cinéma et au courage de la municipalité de la ville de Saint-Philippe et de son Maire Olivier Rivière, véritable défenseur de la culture.  La ville de Saint-Philippe est une des plus belles villes de La Réunion, située au bord de l’océan indien et sur les rives du volcan le Piton de la Fournaise, et ses forêts luxuriantes sont inscrites au Patrimoine de l’Unesco. C’est un décor idéal pour un festival de cinéma fantastique. Le maire Olivier Rivière a été le premier à croire en mon projet, à le soutenir et à souhaiter que sa ville soit la terre promise de MEME PAS PEUR. C’est un grand bonheur chaque année de travailler en étroite collaboration avec l’équipe municipale, l’équipe culturel de la ville et l’équipe du cinéma Henri Madoré.

Enfant et adolescente, jai souffert de labsence de diversité dans le paysage cinématographique réunionnais. De cette carence est né MEME PAS PEUR, véritable chapelle pour le cinéma international novateur et alternative indispensable au cinéma commercial qui monopolise les grands écrans de mon île intense.

Dans une société qui laisse peu de place aux expériences imaginaires, MEME PAS PEUR est un refuge pour les films insolites. Un asile pour les cinéphiles réunionnais curieux, en demande dexplorations sensorielles intenses et surprenantes.

J’avais aussi envie de trouver une famille de films qui auraient des cousinages avec les miens, peut-être pour me sentir moins seule dans ma création et mettre en avant des réalisatrices et réalisateurs internationaux qui se battent pour réaliser des œuvres fantastiques, des films étranges, des ovni atypiques.

Mon combat est de diffuser des nouvelles formes de cinéma fantastique. Le fantastique est multiple, il a plusieurs visages, aussi bien féminins que masculins, transgenres, LGBT, il vient autant des terres froides de Norvège que des terres orientales dIran, des terres brûlantes d’Australie, des terres tropicales de Malaisie... Le cinéma fantastique na pas de frontière, il prend ses racines partout dans le Monde, offrant un savoureux métissage qui fait échos à mon propre métissage et à lhistoire de La Réunion.

*11 éditions déjà ! Quand une manifestation dure aussi longtemps, cest quelle fait preuve dune grande qualité.

Quelles sont donc les raisons de ce succès selon toi ?

On vit de plus en plus dans un Monde sans saveur, où on ne peut plus rien dire, rien faire, ou la liberté d’expression est réduite à son minimum, où les artistes sont régulièrement obligés de s’autocensurer pour ne pas finir censurés. Un monde gavé de films commerciaux bas de gamme, des films tout-venant, un genre de fast-food du cinéma. Alors face à ce constat peu réjouissant, on a deux possibilités : soit on se soumet à la pauvreté du menu culturel proposé soit on remonte les manches et on se bat pour défendre sa vision du cinéma.

En fondant MEME PAS PEUR, j’ai choisi de bousculer les codes, de questionner la notion de genre, d’explorer lhumanité sous des angles inédits, de donner à voir, à aimer, à sinterroger, à détester. Plus que tout j’ai voulu créer un festival qui oblige les spectateurs à sortir de leur zone de confort pour tenter des explorations inédites de films encore méconnus.

Donner la possibilité au public de pénétrer des univers qui remettent en question, qui dérangent et qui obligent à déplacer ses curseurs pour se sentir à nouveau vivant.

La direction artistique et la programmation du festival sont chaque année plébiscitées par la presse cinéma métropolitaine. Les Cahiers du cinéma, Studio, La Septième Obsession, Mad Movies, Technikart, Cinéma Teaser, Première… Tous ont salué l’exigence de notre programmation. Nous sommes deux à sélectionner les films, mon co-organisateur Nicolas Luquet et moi. Nicolas a rejoint le festival dès la 2ème édition, nous avons des sensibilités différentes et des approches du cinéma fantastique complémentaires, nous portons chacun un regard singulier sur le fantastique et le genre, ce qui nous permet de réaliser une sélection hétéroclite avec bien sûr une ligne directrice assumée.

Nous effectuons un long travail de sélection afin de sélectionner pour chaque édition une soixantaine de courts-métrages et 6 longs métrages. Tous les films de notre programmation sont diffusés pour la première fois à La Réunion, beaucoup d’entre eux sont aussi diffusés en Avant Première à MEME PAS PEUR avant leur sortie en salles en Métropole. Tous nos films sont diffusés en version originale sous-titrés français : ça peut paraître étrange cette précision mais à la Réunion les films sont diffusés en version française.

Notre programmation officielle est répartie en 5 sélections :

  • Une sélection courts métrages internationaux
  • Une sélection animations
  • Une sélection longs métrages
  • Une sélection écoles
  • Une sélection collèges

Depuis plusieurs années le cinéma Henri Madoré affiche complet pour la quasi totalité des projections. Le public de toute l’île et aussi des cinéphiles métropolitains posent leurs valises durant quatre jours à Saint-Philippe pour assister au festival.

Je suis particulièrement heureuse car nous avons réussi à maintenir la 11ème édition de MEME PAS PEUR au cinéma en présentiel en février dernier. À l’époque nous étions le seul festival de cinéma en France à se dérouler en réel. Malgré un contexte particulièrement difficile et contraignant notre 11eme édition a été un vraie succès, nous avons affiché complet et on a du refusé du monde à plusieurs projections.

*Alors, une chose intrigue les habitants de la Métropole : les mots « gratuit » ou « entrée libre » qui figurent sur les affiches du festival chaque année.

Est-ce une façon pour toi de dire que toutes et tous nous devons avoir accès libre à la culture ?

Lorsque j’ai fondé le festival, le Maire Olivier Rivière m’a demandé une seule faveur : faire des entrées gratuites pour permettre aux plus modestes d’assister à MEME PAS PEUR sans que la barrière financière ne soit un obstacle à l’accès à la culture. Le Maire n’a pas eu à lutter pour imposer ce choix, car je suis moi-même convaincue que si on veut changer les mentalités, donner à la culture une place primordiale dans nos sociétés, il ne faut pas que la culture soit finalement le privilège d’une certaine catégorie sociale favorisée. Je suis une fervente défenseuse de la culture pour tous afin de favoriser l’égalité des chances. Je crois que cette démarche est encore plus importante à La Réunion où les familles ont moins le réflexe d’amener leurs enfants au musée, au cinéma ou au théâtre. C’est pour cette raison que dès sa création, les sélections spéciales écoles et collèges ont été un des axes fondateurs du Festival MEME PAS PEUR au même titre que la programmation pour le grand public. Si on veut faire bouger les lignes il est impératif de donner accès à un cinéma international exigeant et audacieux aux enfants dès leur plus jeune âge.

*En effet, cela nous interpelle : à côté des sections court-métrage, long-métrage et métrage danimation, on trouve comme tu le dis cette rubrique peu commune appelée « programme scolaire » avec une section Ecole et une section Collège.

Peux-tu nous éclairer un peu plus là-dessus ? Que contient cette rubrique ?

Comme je le disais dans la question précédente j’ai la conviction qu’il faut donner accès à la culture aux enfants dès le plus jeune âge. Les projections pour les scolaires sont un des axes auquel l’équipe du festival MEME PAS PEUR tient beaucoup. Depuis la création de MEME PAS PEUR j’ai inscrit la programmation pour les scolaires dans les fondamentaux du festival. Pour chaque édition, Nicolas Luquet et moi réalisons un important travail de sélection de films fantastiques internationaux destinés aux écoliers et aux collégiens. Avant les projections scolaires, l’ensemble des programmations écoles et collèges sont validées par un comité de l’Education National pour s’assurer que les films sont adaptés à l’âge des élèves. Nous sommes particulièrement fiers car chaque année nos programmations scolaires affichent déjà complet 6 mois avant le lancement du festival ! Ces séances remportent un tel succès auprès des professeurs et des élèves que des écoles et des collèges de toutes les villes de La Réunion réservent les places pour leurs classes plusieurs mois à l’avance.

Ce travail auprès des scolaires est très impliquant, car on ne se contente pas de projeter les courts-métrages fantastiques : les projections sont entrecoupées de discussions profondes et inspirées sur les films entre les élèves et les invités du festival. Pour moi le cinéma fantastique, pour atteindre sa mesure, doit absolument être accompagné de questions / réponses entre le jeune public et les professionnels du cinéma, notre but est de développer le regard, l’esprit critique et la curiosité de la jeunesse réunionnaise. Après 11 ans d’existence, c’est une vraie fierté de constater à quel point les élèves se sont formés et se sont familiarisés aux films fantastiques internationaux, au cinéma expérimental, surréaliste, poétique. Ils se sont aussi habitués aux versions originales sous-titrées français. Les jeunes attendent avec impatience le festival et manifestent leur intérêt en posant plein de questions aux journalistes invités, ils exposent aussi leur analyse des films, certains vont même jusqu’à rédiger spontanément des critiques de films. On constate aussi que lorsqu’ils grandissent et deviennent de jeunes adultes, plusieurs continuent à venir découvrir la programmation pour le grand public. Chaque année, les journalistes de la Presse Cinéma métropolitaine sont vraiment touchés et enthousiasmés par ce travail important que MEME PAS PEUR mène pour démocratiser le cinéma et tous en parlent dans leurs articles.

*Parlons un peu de la confection de ce festival. Malgré la difficulté logique dun tel pari, on imagine depuis la métropole quil est probablement plus facile et moins stressant dorganiser ce type de rendez-vous annuel sur lIle de la Réunion que sur une grosse ville métropolitaine. La proximité avec les gens, lentraide au sein de la population ou encore la pression moins forte doivent jouer énormément dans la balance entre les « deux terres » mais peut-être nous trompons-nous…

As-tu rencontré des difficultés notables pour monter à bien ce splendide projet la première année ?

Sans vouloir polémiquer, les métropolitains pensent toujours que les événements sont plus faciles à organiser sur une île. Franchement j’ai vraiment du mal à comprendre d’où vient ce préjugé car je trouve au contraire que c’est plus difficile d’organiser un Festival International de Films Fantastique sur une Ile, du moins à La Réunion, que dans une grande capitale de l’Hexagone, car c’est vraiment très difficile de convaincre des partenaires et des investisseurs de soutenir financièrement un événement culturel et encore plus quand on parle de cinéma fantastique international. C’est beaucoup plus simple d’organiser un événement sportif ou un festival tourné sur le cinéma de la zone océan indien ou sur les films de la Réunion.

Franchement, la première année quand j’ai commencé à monter MEME PAS PEUR, je ne me suis prise que des levées de boucliers, des cascades de mépris et d’incompréhension, sans compter tous ceux qui m’ont répété que le cinéma fantastique n’intéresse personne. Je me suis accrochée malgré tous les obstacles sur ma route. Et trois personnes se sont battues à mes côtés pour que cette première édition voie le jour. Le Maire de Saint-Philippe Olivier Rivière a cru tout de suite en mon projet et m’a soutenue d’emblée avec son équipe municipale. Sans la confiance du Maire et sans son envie de soutenir MEME PAS PEUR je n’aurais pas eu la force de me dresser face à tous les médisants. Je dois aussi la naissance du festival à mes parents Roselyne et Vincent Mengin-Lecreulx qui ont beaucoup travaillé à mes côtés pour la partie consacrée au scolaire. Et 11 ans après, mes parents continuent à travailler à mes côtés sur le festival, l’importance de leur travail pour démocratiser l’art contemporain depuis plus de 30 ans auprès des scolaires à La Réunion font d’eux une référence dans le domaine. Ils ont été les premiers à créer des passerelles entre l’art contemporain et les scolaires. Ils ont reçu plus de 30 000 élèves dans leur Lieu d’Art Contemporain de La Réunion et ont mené un nombre colossal d’ateliers de création auprès des scolaires. Sans leur expérience et leurs 40 ans de savoir-faire, le travail pointu que mène MEME PAS PEUR auprès des scolaires n’aurait jamais été aussi abouti.

Pour revenir à la première édition, elle a été vraiment difficile à mener jusqu’à son terme et pour un résultat assez décourageant car le public n’était pas au rendez-vous. Franchement je ne pensais pas faire une deuxième édition car j’avais tellement travaillé pour la première que j’avais l’impression de m’être battue pour rien. Le Maire Olivier Rivière, habitué aux combats politiques, m’a vraiment remonté le moral et il m’a convaincu de poursuivre l’aventure. Il avait raison car aujourd’hui MEME PAS PEUR occupe une place primordiale dans le cœur des cinéphiles Réunionnais qui répondent présents pour chaque édition. Aujourd’hui le festival a gagné le respect des critiques de cinéma et des professionnels à travers le Monde.

*En effet, et tu en as parlé à plusieurs reprises déjà, parmi tes alliés on compte notamment dans les rangs le maire de la ville de Saint Philippe (qui ta soutenu depuis le début et notamment lors de cette affaire de blackface, dont nous parlerons rapidement après, ou encore lors de la pandémie de Covid) et le gérant du cinéma Henri Madoré où se déroule le festival.

Peux-tu nous parler de ces rencontres qui ont beaucoup compté dans la mise en place de ce festival ? 

Le Maire de Saint-Philippe Olivier Rivière et moi sommes allés dans la même Université à La Réunion, dans la même section économique. Il connait donc depuis longtemps mon sérieux et mon investissement dans mon travail. Plusieurs années après avoir quitté La Réunion pour venir poursuivre mes études à Paris, alors que je venais tourner un court métrage avec Jackie Berroyer à La Réunion, j’ai appris qu’Olivier Rivière avait poursuivi son parcours en politique et qu’il était Maire de la ville de Saint-Philippe. Je tournais une partie de mon court métrage au volcan pas loin de Saint-Philippe et le Maire a souhaité rencontrer Jackie Berroyer et nous avons donc déjeuné tous les trois. Lors de ce déjeuner convivial, le Maire m’a demandé si j’avais une idée de projet culturel et je lui ai dit que justement je travaillais sur le projet de monter un Festival de Films Fantastiques à La Réunion. Il m’a dit de lui envoyer mon projet. Un an après je lançais la première édition de MEME PAS PEUR au cinéma Henri Madoré de la ville de Saint-Philippe. Le Maire Olivier Rivière est un homme de parole particulièrement courageux et brillant. Véritable cinéphile et défenseur de la culture, il assiste chaque année à plusieurs projections au festival et vient aussi avec sa famille. À chaque fois que le festival a dû affronter des difficultés, notamment avec le CRAN ou plus récemment avec la pandémie liée au Covid, Olivier Rivière s’est tenu à mes côtés avec toute son équipe municipale, ensemble on a toujours su protéger MEME PAS PEUR et aucune édition n’a jamais été annulée.

Le Maire m’a présenté toute l’équipe du cinéma Henri Madoré, qui est un cinéma municipal. Le Directeur du cinéma Yannick Courtois travaille en étroite collaboration avec Romain Olivar, le directeur du pôle culturel de la ville de Saint-Philippe. C’est un grand bonheur pour moi de travailler avec eux depuis déjà 11 ans. Depuis sa création le festival collabore dans une grande bienveillance avec l’ensemble de l’équipe Municipale et l’équipe du Cinéma Henri Madoré, cette complicité est sans aucun doute une des raisons du succès de MEME PAS PEUR.

*Alors ce qui me marque quand on regarde les programmations proposées chaque année, cest que nous sommes très loin d’être face à un « festival fauché » comme certains pourraient le croire du fait que nous ne sommes pas sur Gérardmer, Paris ou Strasbourg (pour ne citer que les gros cadors français). En effet, tu proposes de bien belles choses et il suffit de voir certains titres de longs métrages pour sen rendre compte (« Possessor » de Brandon Cronenberg cette année 2021 en est un parfait exemple mais on retient également la très belle édition 2017 avec « The voices », « The autopsy of Jane Doe » ou encore « Sam was here » et la surprenante édition 2018 avec des films tels que « Mise à mort du cerf sacré » ou « La lune de Jupiter » que bon nombre de festivals pourtant très médiatisés nont pas mis à leurs programmations malheureusement…).

Comment se fait le choix des films ? Parcours-tu les festivals du Monde entier à la recherche de titres à mettre à ta programmation ? Raconte-nous tout !

Je suis vraiment heureuse que tu salues l’exigence de notre programmation ! Ça me fait d’autant plus plaisir que nous sommes comme je le disais plus haut deux à sélectionner la soixantaine de films présentés chaque année au Festival MEME PAS PEUR. Ce travail colossal de sélection nous mobilise toute l’année Nicolas Luquet et moi. Alors normalement quand le Monde n’est pas assiégé par une saleté de pandémie, on se rend dans plusieurs festivals européens pour regarder pleins de films et concocter notre programmation. Dans ma vie artistique les choses ne sont pas cloisonnées, au contraire, tout se mélange avec harmonie, donc durant les deux années où j’ai fait le tour du Monde en festivals pour accompagner les projections de mon long métrage FORNACIS, Nicolas Luquet (qui est le sound designer et compositeur de mon film) m’a aussi accompagné et nous en avons profité pour visionner un maximum de films pour MEME PAS PEUR. Avant FORNACIS, pour mon moyen métrage ADAM MOINS EVE on avait accompagné mon film dans une trentaine de festivals étrangers, et là aussi dans chaque festival on avait visionné beaucoup de films pour MEME PAS PEUR.

J’ai vraiment la chance que mon métier de réalisatrice me permette de me rendre dans plein de festivals, de rencontrer plein de directeurs de festivals avec qui ensuite je tisse souvent des liens amicaux, ce qui m’encourage ensuite à retourner dans ces festivals même quand je n’ai pas de film, afin de visionner des films pour MEME PAS PEUR. J’ai donc plusieurs festivals en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Roumanie…dans lesquels Nicolas et moi nous rendons régulièrement pour voir des films. J’ai aussi été plusieurs fois membre du jury de festivals de cinéma en Allemagne, en Roumanie, en France : à chaque fois c’est une occasion de faire mon marché pour MEME PAS PEUR. Et durant toute l’année Nicolas Luquet fait un véritable travail de veille : il est au courant de chaque film qui doit sortir plusieurs mois à l’avance ou des films qui sont en tournage, tandis que moi je fais ce même travail auprès des distributeurs étrangers et français. Le but est vraiment de sélectionner de superbes films, qui n’ont pas encore été diffusés à La Réunion. Depuis plusieurs années grâce à notre travail acharné on arrive à programmer beaucoup de longs métrages en avant-première, c’est à dire avant leur sortie au cinéma en Métropole.

Cette année notre sélection de longs métrages proposait six longs en avant-première. Parmi ces avant-premières on avait effectivement le sublime POSSESSOR de Brandon Cronenberg, un de mes immenses coups de cœur de ces dernières années. Je suis particulièrement fière car je me suis acharnée plusieurs mois et j’ai fini par réussir à contacter Brandon Cronenberg en personne, qui a vraiment été touchée par mon exaltation pour son film et mon souhait de le sélectionner pour notre 11ème édition. C’est Brandon lui même qui a écrit au distributeur français pour qu’on puisse programmer POSSESSOR à MEME PAS PEUR.

La MISE À MORT DU CERF SACRÉ est un film pour lequel j’ai eu aussi un immense coup de cœur. Je voulais vraiment le programmer au festival car c’est un film qui s’inscrit pleinement dans notre ligne directrice tout comme POSSESSOR.

THE VOICES et la LUNE DE JUPITER, ce sont deux coups de cœur de Nicolas Luquet. La richesse de notre programmation vient vraiment que nous avons chacun des exaltations pour des films différents. Lorsque Nicolas a un flash sur un film, il me le montre puis on discute de la construction de notre programmation, savoir comment les films que nous aimons chacun peuvent se répondre et faire écho les uns aux autres. Une fois que l’on a en tête l’architecture de la Sélection Officielle de chaque édition, je contacte chaque distributeur.

Dans mes exemples et les tiens, nous avons insisté sur des films de réalisateurs reconnus, mais au festival on aime aussi dénicher de jeunes talents et des réalisateurs qui font leur premier long métrage ou des réalisateurs qui font des petits films indépendants. Pour notre 11ème édition je suis très heureuse d’avoir sélectionné deux très beaux long-métrages indépendants : LES ANIMAUX ANONYMES du français Baptiste Rouveure et le bouleversant AMIGO du réalisateur espagnol Oscar Martin. Deux films qui se sont magnifiquement inscrit aux côtés de POSSESSOR, de LUZ AETERNA de Gaspar Noé, de WENDY de Benh Zeitlin et de HUNTED de Vincent Paronnaud.

*J’ai vu au festival de Gérardmer 2021 (en virtuel cause pandémie) ce sympathique « Les animaux anonymes » en effet. Un bon choix pour votre festival !

Sinon, tu poses sur chacune des jolies affiches du festival mais tu as été toi aussi sujette à des problèmes de censure (une affiche de l’édition 2018 sur laquelle on voit deux femmes siamoises grimées en noir, perruques énormes sur la tête, portant un oeuf). Le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) était alors monté au créneau en dénonçant du blackface et en allant encore plus loin en qualifiant le festival de « festival du film raciste » et en tentant un boycott de la huitième édition.

Une censure qui a même fait parler Charlie Hebdo et ayant donné lieu à une nouvelle affiche sur laquelle on te voit, telle une condamnée, porter un clap de fin, bouche fermée à laide de gros scotch et annoncer « autocensure ».

Un joli coup de pub au final pour le festival et une occasion de montrer ta détermination en réagissant rapidement et en faisant une affiche encore plus jolie que loriginale avec en prime un petit clin d’œil à laffiche précédente (affiche dailleurs que le maire de la ville de Saint Philippe a décidé de continuer à utiliser dans sa commune pour annoncer le festival, regrettant que certains peinent à distinguer la création artistique de lincitation au racisme).

De cette malheureuse expérience, penses-tu justement avoir grandi encore plus ? Te sens-tu encore plus forte et déterminée ?

Franchement cette période a vraiment été hyper violente, avec dans la presse métropolitaine et locales des attaques personnelles du CRAN avec un étalage de propos violents et agressifs envers moi. S’il n’y avait que des attaques contre moi ça aurait été plus correct, mais l’ancien président du CRAN s’est aussi attaqué à mes parents de la façon la plus lâche qu’il soit.

Lorsque ce tsunami de haine s’est abattu sur moi à cause de l’affiche que j’ai crée pour le festival, j’étais en état de choc.  Je ne comprenais pas ce qui me tombait dessus. Métisse, fille d’une maman créole noire, avec des racines africaines, indiennes et chinoises et d’un papa Franco Allemand, j’ai grandi avec toutes ses cultures au quotidien dans une harmonie épanouissante. La Réunion est une terre de métissage, c’est d’ailleurs la plus belle richesse de mon île.

Je n’avais jamais entendu le mot Blackface avant ces accusations contre mon affiche. On vit dans une société muselée où à tout moment un artiste peut être accusé de racisme sans droit de réponse. Le festival et moi avons été fustigés sur les réseaux sociaux pendant plusieurs semaines.

Les trois premiers jours qui ont suivi les accusations du CRAN, je n’ai pas mangé ni dormi, puis mon cerveau est passé en mode survie, j’ai eu une inspiration fulgurante, et j’ai fait cet autoportrait qui a été la deuxième affiche de remplacement. Cette deuxième affiche n’était pas une excuse ni une soumission mais plutôt une dénonciation des dérives de la dictature de la pensée unique et aussi une dénonciation de la censure.

Cette deuxième affiche a été ma réponse à la violence du CRAN, l’art restant toujours la meilleure réponse. Suite à cette 2ème affiche, La Ligue des Droits de l’Homme a officiellement apporté son soutien à MEME PAS PEUR en disant que l’affiche initiale était artistique et nullement raciste, l’observatoire de la liberté de création a aussi soutenu publiquement le festival, Charlie Hebdo et son rédacteur en chef Gérard Biard a publié un article percutant pour soutenir MEME PAS PEUR et ridiculiser les attaques du CRAN…

Plusieurs chevaliers défenseurs de la liberté d’expression (des avocats, des intellectuels, des écrivains, des gens du cinéma…) m’ont défendu, des journalistes métropolitains ont écrit des articles pour nous soutenir comme Christophe Carrière dans L’Express, des émissions télé comme Stupéfiant présenté par Léa Salamé ont défendu le festival.

Même l’association 20 Désamb, un collectif très engagé contre le racisme à La Réunion, a apporté publiquement son soutien au Festival dans la presse Réunionnaise en disant que mon affiche n’était pas raciste, discréditant ainsi les accusations du président du CRAN qui ignore tout du métissage de mon île et du bon vivre ensemble qui symbolisent la Réunion.

Enfin, le Maire de Saint-Philippe, Olivier Rivière, a vraiment été un pilier pour moi durant cette période. Il a été très présent à mes côtés, il s’est exprimé publiquement pour me soutenir et a aussi renforcé la sécurité au festival afin de garantir notre sécurité durant les 4 jours du festival cette année-là.

Malgré toute cette agitation, cette 8ème édition a été un vrai succès ! Salle comble chaque soir, avec un public d’une bienveillance incroyable ! Je me souviens encore des applaudissements enthousiastes pendant plusieurs longues minutes à la fin de mon discours d’ouverture. Durant les 4 jours du festival, plein de spectateurs sont venus me parler pour me dire leur soutien et leur incompréhension face aux accusations surréalistes. J’ai reçu beaucoup de mails hyper gentils de festivaliers.

Toutes ces attentions bienveillantes m’ont permis de digérer peu à peu toute l’agressivité que j’avais prise en pleine gueule.

Trois ans après cette édition si particulière, j’ai l’impression qu’il ne me reste que du positif de ce combat, car je ne garde aucune trace de ce venin. Mon amour fougueux pour la création, mon engagement pour la liberté d’expression et ma passion pour le cinéma résonnent encore plus fort en moi.

Le soutien de mes proches et d’inconnus m’ont permis de cicatriser plus vite que ce que j’aurais imaginé.

Alors oui, ce qui ne vous tue pas vous rend plus forte et les gens qui vous aiment en toute circonstance sont ceux qui vous donnent la détermination de vous relever.

*Au rayon des cailloux dans la godasse et des bâtons dans les roues, la pandémie de Covid aurait pu te mettre les deux genoux à terre et pourtant la 11ème édition a été maintenue ! Là où la majeure partie des festivals se sont faits en virtuel (avec cependant beaucoup de réussite comme en atteste Gérardmer), tu es parvenue à le faire en présentiel ! Chapeau bas pour cette démonstration de courage et de ténacité !

Mais alors comment cela sest-il passé ? Peux-tu nous faire un rapide retour sur lorganisation spéciale de cette cuvée réunionaise 2021 ?

Rayon gros cailloux dans la godasse, c’est clair ! Quelle angoisse cette édition ! Travailler pendant un an pour organiser la 11ème édition du festival avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête et le risque possible d’une annulation à tout instant ! Organiser un festival c’est déjà hyper angoissant et mobilisant chaque année mais en 2021 on atteignait le paroxysme des sueurs froides ! On a eu l’autorisation du Préfet de maintenir notre festival la veille de la soirée d’ouverture à 17h et à 22h le Sous- Préfet a appelé le Maire de Saint-Philippe pour lui demander si il était bien sûr de vouloir maintenir le festival en présentiel. Une fois encore Olivier Rivière, le Maire le plus courageux que je connaisse, a maintenu le festival en affirmant qu’il faisait confiance au protocole sanitaire mis en place par l’équipe du festival. Alors je crois que MEME PAS PEUR porte vraiment bien son nom, car toute mon équipe, l’équipe municipale et l’équipe du cinéma Henri Madoré avons tous décidé de nous battre pour que notre 11ème édition se déroule comme prévu. Nous avons été le seul festival de Cinéma en France à avoir été maintenu au cinéma en présentiel durant cette période.

Je me suis engagée personnellement auprès de la Préfecture à mettre en place un protocole sanitaire strict. Nous avons réduit la jauge d’accueil du cinéma Henri Madoré à 50%, nous avons bloqué un siège sur deux. Nous avons mis en place un système de réservations par mail avec toutes les infos nécessaires pour garantir la traçabilité Covid. Le port du masque était obligatoire dans l’enceinte du festival et durant les projections. La quasi-totalité de nos séances ont affiché complet et nous avons dû refuser beaucoup de monde.

Après chaque séance de projection, on a aéré le cinéma pendant 20 minutes. Et chaque siège, chaque accoudoir, étaient désinfectés après chaque séance, idem pour les toilettes. Nous avons mis un sens de circulation également.

Concernant les projections pour les scolaires, afin de ne pas décevoir les scolaires qui avaient réservé depuis des mois, j’ai prolongé leurs séances de deux jours, ainsi nous avons pu respecter la jauge de 50% sans annuler des classes.

Malheureusement, le Préfet n’a pas autorisé nos invités (réalisateurs, journalistes, producteurs) à prendre l’avion. J’ai demandé à la marie d’installer une connexion internet au cinéma Henri Madoré, puis le directeur du cinéma à mis en place un dispositif pour pouvoir maintenir via Skype les séances de questions / réponses entre les scolaires et nos invités. Les réalisateurs nous ont aussi envoyé des vidéos de présentation de leurs films.

Malgré ce contexte particulièrement difficile, notre 11ème édition a été une vraie réussite. Notre programmation a remporté un vif succès auprès du public et de la presse cinéma. Et nous avons pu maintenir une programmation  particulièrement généreuse et de haute voltige !  

Après des mois sclérosés, à vivre sous cloche, avec des horizons prisons, il était indispensable pour moi de se battre pour maintenir la culture en vie, sinon on devient des zombies.

*Aurélia, il est (déjà) lheure de se quitter. Nous sommes en tout cas très heureux davoir pu tinterviewer car, en plus d’être lune des réalisatrices et personnalités les plus en vogue de cette nouvelle vague du cinéma fantastique français, tu es quelquun de très sympathique et accueillante ! Nous ne manquerons pas de revenir vers toi et notamment pour la sortie de ton second long-métrage que nous attendons avec impatience à horreur.com !

Que peut-on te souhaiter pour la suite des évènements ?

J’espère que vos belles ondes m’aideront à trouver le budget pour réaliser mon prochain film, dont j’ai terminé l’écriture du scénario. Mon équipe technique et moi sommes prêts et mourrons d’envie de repartir ensemble dans cette nouvelle aventure cinéma.

Merci à horreur.com d’avoir été aux avant-postes pour découvrir FORNACIS alors que mon film n’avait pas encore eu le succès qu’il a connu par la suite en festivals. Merci infiniment à Stéphane Erbisti et David Maurice de m’avoir proposé cette interview si complète qui entre en profondeur dans mon parcours et dans mon univers. Votre curiosité et votre intérêt pour mon travail me touchent sincèrement.

Stéphane Erbisti et David Maurice

Juin 2021

Stéphane Erbisti