Penumbra collection
Penumbra collection
Quand le frêle héros que l’on incarne dans Penumbra se confie dans les quelques lignes de l’introduction du jeu, on comprend que comme chez Lovecraft, on va se retrouver seul et démuni dans un endroit sombre, à peine peuplé de créatures qu’on ne verra qu’à peine au détour d’un couloir, au fond de la veine d’une mine abandonnée... Et soyez-en sûrs, si vous les voyez de face, il y a de fortes chances pour que la fin soit proche...
Penumbra : Overture / Black Plague / Requiem
Peurs sourdes
Comme chez Lovecraft, chez Frictional Games, éditeur suédois du jeu, on parle en “je” et en “ils” et en “ça” et les éléments d’histoire que vous trouverez tout au long de cette descente, car c’en est bien une, ne sont que très fragmentaires. C’est à vous de progresser dans un noir quasi total, et de forger votre histoire à base d’appréhension permanente et de paniques soudaines. Quelques notes, mémos et autres journaux viendront connecter quelques points de détail, orienter, mais jamais vraiment rationaliser quoique ce soit. On est ici invité par une lettre d’un père disparu, démuni d’une quelconque force physique et/ou mentale : c’est l’émotion qui nous a jeté ici, et l’on va survivre tant bien que mal. De toutes manières, ce n’est pas la reconstitution d’une bête chronologie qui motive à continuer la progression dans Penumbra. On est dans l’après, la survie, mené par un hypothétique objectif. Blessé, on ne se soignera pas vraiment, on prendra des anti-douleurs, qu’on imagine au bruitage, pris nerveusement et sans respecter la dose prescrite.
Point n’est besoin de comprendre l’histoire des lieux, puisqu’ on est davantage venu se chercher soi-même sans trop de conviction. Les notes grappillées au fur et à mesure des bureaux et des meubles à tiroir auront, à quelques exceptions près une vocation essentiellement fonctionnelle. Peu de confidences de chercheurs et de père de famille en détresse, pas de collègues de chambrée avec qui on se rassure avec force dialogues virils de série B. Ici, c’est pas Resident Evil.
Mais qu’est-ce que je fous ici alors ?
Parlons un peu technique : une des forces de Penumbra, c’est bien sûr son moteur de jeu particulier. Non seulement on ramasse des notes, appuie sur des boutons, baisse des leviers, mais surtout on ouvre tout les meubles, bouge des caisses, des planches, on bricole des solutions à la Badaboum pour passer au-dessus d’un laser explosif ou aller chercher un bonus quelconque - souvent des piles pour la torche, denrée précieuse. Rien n’est parfait, tout brinquebale, les objets se placent rarement tous seuls par la magie d’un script ; on s’aide avec un petit saut vite fait par contorsion des doigts sur le clavier, et fatalement, du haut de notre édifice imparfait, on se casse souvent la gueule.
Cette imperfection savoureuse du gameplay déborde malheureusement aussi un peu du côté du moteur 3D : problèmes de collision, textures parfois limites. Rien de véritablement bloquant, contrairement à certains bugs infects rencontrés ailleurs, mais on sortira parfois un fragment de porte du sol par exemple, ou on se retrouvera avec des endroits bardés d’effets mal optimisés exigeant RAM en quantité et bonne carte vidéo... On veillera surtout à bien lire les recommandations de l’éditeur avant de se jeter sur le jeu. Mais pardonnons leur ces détails : le moteur est développé en interne ce qui est en soi une belle performance et la marque d’une certaine force de caractère.
Et en parlant de ça, preuve en est : les convictions de ces développeurs suédois se forgent à base d’observations et de questionnements retranscrits sur leur très éclairant blog “In the games of madness” : http://frictionalgames.blogspot.fr/. Ils y parlent développement, essai divers, story-telling et “horror tips”, nous ramenant par le jeu vidéo à une démarche similaire aux listes d’éléments horrifiques de Lovecraft (à découvrir dans les diverses intégrales). On goûte la référence à “In the mountains of madness” au passage.
“Je” est un autre
Ce qui marque c’est cette envie de mettre la main à la pâte qui nous prend alors même qu’on est vite fixé d’une manière ou d’une autre sur la manière dont tout cela va finir. Car notre “je” est un scientifique qui a le courage des grands timides : poussé par l’envie de savoir, on ne reculera pas devant la traversée en courant d’une série de couloirs labyrinthiques infesté d’araignées sauteuses et de chiens à demi décomposés (tiens ?), de vers géants et de créatures inconnues. Après une bonne suée pour nous et notre héros, on se délectera d’un mémo expliquant une formule chimique, le fonctionnement d’une machine, informant brièvement des derniers évènements. Encore une fois, pas de révélation fondamentale du pourquoi, on aura juste le minimum sur le comment de la situation actuelle des lieux. Au milieu de ces vagues de peurs, cette rationalité distillée au compte-gouttes est juste ce qu’il faut pour aller au bout de cette histoire.
On oppose chez le site "merlanfrit" Bioshock à Penumbra : tout est économie dans ce dernier, un peu à la manière de Lovecraft qui laisse généralement au lecteur le boulot de relier entre eux lesdits “éléments horrifiques” annoncés. Chez Bioshock, il est vrai qu’outre le caractère tonitruant propre au fps, ça scripte beaucoup et l’histoire finit par être couverte dans son entier : chronologie, généalogie, révélations fondamentales et coups du sorts sur fond de bonnes bastons et d’optimisation de soi-même. C’est ce point précis qui fait potentiellement durer les parties plusieurs heures dans Bioshock, là où on ne tiens souvent pas plus de 45 minutes dans Penumbra, tant la tension et l’approche du joueur sont différents. Mais tel notre héros, on finit toujours par sortir de la cellule où l’on s’est planqué, pour réussir à aller au bout de ce foutu corridor.
Sur fond de musique qui frôle le design sonore dans ses meilleurs moments, on progresse donc de manière linéaire dans un environnement froid. Là où Overture nous emmène à la mine avec son lot de faune souterraine et de locataires psychotiques, Black Plague nous guide dans une base scientifique abandonnée, menée avant les évènements par une cryptique “elevated caste” dont le projet leur a manifestement explosé entre les mains. Requiem, épisode extension, sera une expérience sensiblement plus intellectuelle et un poil répétitive : un peu plus faible que les deux premiers et presque dispensable du coup.
A travers ces trois épisodes, Frictional Games marque un impressionnant coup d’essai en mêlant des éléments et situations traditionnelles de l’angoisse en général : lieux abandonnés, expériences scientifiques limites, invasion sous multiples formes externes comme interne (vous le verrez au cours du jeu) ; en les traitant avec finesse, et surtout en réalisant le fantasme ultime du joueur de point’n’click à énigmes : tout toucher, fouiller le moindre recoin d’ombre. Il y a beaucoup d’interactivité dans un story-telling habituellement mis en forme de manière assez statique, le tout en y mêlant ce caractère d’imperfection qui colle tellement à la peau de notre personnage principal. Il est vrai que Myst III et IV avaient également abordés ce point, mais sans la même intelligence. Ici, l’économie de moyens sur tous les plans et l’absence de grande révélation fondamentale fournissent un facteur rejouabilité beaucoup plus important que pas mal d’autres jeux beaucoup plus chers, puisqu’en effet votre imagination est l’invitée d’honneur, et la pierre de faite de ce glacial édifice. Si ce n’est pas déjà fait, foncez. L’expérience laisse des traces, que vous n’aurez de cesse de vouloir fouiller.