Pi
Pi
A l'âge de six ans, Maximilien Cohen a regardé le soleil en face. La guérison de ses yeux s'est accompagnée d'un don prodigieux pour les mathématiques, assorti de réguliers et violents maux de tête. Désormais adulte, il vit en quasi reclus dans un petit studio sécurisé par de multiples chaînes et verrous, travaillant à l'aide d'un énorme montage informatique et n'ayant de réel contact extérieur qu'avec son mentor, Sol, ainsi qu'une charmante voisine. La théorie sur laquelle il travaille jour et nuit depuis des années vise à englober la totalité du monde et de ses phénomènes dans une formule mathématique fonctionnant avec le nombre Π (Pi = 3,1418…). Une obsession qui lui vaut de s'immerger peu à peu dans une réalité étrange et hallucinatoire et d'augmenter la fréquence et la gravité de ses migraines. Mais il y a pire : ses résultats sont férocement convoités par une société financière et une secte hassidim, car il se pourrait que sa formule mathématique révèle le fonctionnement secret du cours de la Bourse, ainsi que le vrai nom de Dieu…
Bienvenue dans la spirale de Max Cohen. Vous ne comprenez rien aux mathématiques ? Vous pensez qu'une prise de tête est forcément ennuyeuse ? Halte là, n'ayez crainte! Darren Aronofsky n'est pas plus féru de chiffres que vous et moi, et "Pi", son premier long métrage (qui a obtenu le prix de la mise en scène au festival de Sundance 1998), est tout simplement l'un des meilleurs thrillers des années 90. Un thriller mystique, fascinant et survolté, où l'on apprend qu'une perceuse est un bon moyen de mettre un terme à ses migraines…
Certes, l'idée de base repose sur des concepts intellectuels. Euclide, Pythagore, Fibonacci occupent une place permanente dans les pensées de Max Cohen, dont voici la théorie :
"1 : La mathématique est la langue de la nature.
2 : Tout ce qui nous entoure peut être représenté via des nombres.
3 : En conséquence, il y a des modèles partout dans la nature."
Mais peu importe que l'on comprenne exactement ou non. Ce qui fait le génie vertigineux du film, c'est la façon dont Aronofsky nous raconte les retentissements de cette théorie dans la vie réelle de Max : illustrations troublantes (spirales de lait, de fumée, de coquillages), horribles crises migraineuses, hallucinations effrayantes et paranoïaques (une cervelle sanglante dans un escalier, par exemple), harcèlement malsain et violent des financiers et des religieux, bref, toute une logique en actes et en images qui s'adresse directement aux nerfs. Et les nerfs, Aronofsky sait exactement comment nous les réveiller.
Tourné dans un noir et blanc "reversal" qui élimine les tons gris, "Pi" nous offre des images contrastées et frappantes qui, dès le départ, nous happent dans un monde parallèle, à la fois plus abstrait et plus dur que le monde réel. Cadrages serrés, inserts et caméra portée construisent un monde subjectif et clos (celui de Max) d'une intensité rarement égalée, le contenu des images étant lui-même fermé (même les images tournées en extérieur sont structurées de grilles et de lignes qui emprisonnent le sujet). Les seules ouvertures sont finalement celles des illuminations éblouissantes de Max (petite fantaisie aronofskyenne: le format de la pellicule a été choisi conformément au rectangle d'or). Enfin le montage, ponctué par la voix off de Max énonçant ses "notes personnelles", est de plus en plus rapide et elliptique à mesure que le film court vers sa fin, les mêmes types d'événements revenants par séquence de plus en plus rapprochées et agitées, exactement comme une spirale retournant vers son centre.
La musique est également de la partie. Le thème récurrent de Clint Mansell, un morceau de techno-electro-jungle (!!), colle parfaitement au sujet et transmet efficacement la poussée d'adrénaline que provoquent les avancées théoriques de Max ou les événements. Le reste de la B.O est dans un genre identique, achevant de créer un monde à la fois pulsatile et froid.
Le casting est parfaitement convaincant (Mark Margolis en vieux mentor joueur de go est superbe), tout particulièrement Sean Gullette, lequel a co-écrit les monologues en voix off avec Darren Aronofsky. Avec son visage triste et pensif épuré par le blanc des images, on pense aux personnages des premiers films de Bunuel et à Buster Keaton. Après tout, Max Cohen n'est-il pas un genre de clown tragique ? Un clown fiévreux, souffrant et persécuté, qui préfèrera renoncer à ses révélations plutôt que de les laisser à la portée de ceux qui veulent s'en servir pour exercer un pouvoir.
Il se peut que vous détestiez les maths. Mais il se peut aussi que vous adoriez "Pi".